Le pari est audacieux. Organisatrice de quatre expositions mettant en valeur les collections du musée de Bank Al-Maghrib – abritées dans un bâtiment construit par Auguste Cadet au début du XXe siècle et classé au patrimoine mondial de l’Unesco –, la commissaire Nadia Sabri entreprend d’éclairer l’histoire de l’art moderne et contemporain marocain à l’aune des collections numismatiques de l’institution. « Mon intuition de départ était que la modernité au Maroc n’avait pas été introduite seulement par l’architecture, mais que les billets de banque y avaient leur part, explique Nadia Sabri. Il me paraissait évident d’adopter une approche transversale entre la numismatique et l’histoire de l’art. Cette approche offre un angle de vue pertinent dans la mesure où les deux collections ne sont pas étanches. »
La première exposition, « Une archéologie des image. Le billet de banque marocain au prisme de l’histoire et de l’art », présentée au musée Mohammed-VI d’art moderne et contemporain (du 4 juillet au 30 octobre 2022), à Rabat, s’attachait à montrer comment, à l’époque coloniale, s’était construite une iconographie s’inscrivant dans une double tradition amazighe et hispano-mauresque qui irrigua l’imaginaire des artistes. Vues pittoresques du Maroc impérial, route des Kasbahs du Sud marocain – que l’on retrouve dans la peinture de Jacques Majorelle –, motifs ornementaux ou décoratifs emblématiques de l’Art nouveau sont autant de codes iconographiques que l’historienne d’art a rapproché des œuvres d’Ahmed Cherkaoui et d’Amina Agueznay.
Après l’indépendance en 1956, l’iconographie évoluera vers l’affirmation des effigies royales et l’évocation des grands chantiers liés à l’édification d’un monde nouveau, que Nadia Sabri a fait dialoguer avec les œuvres plus abstraites des artistes de l’école de Casablanca. « On passe, commente-t-elle, d’un regard exogène à un regard du Maroc sur le Maroc, avec toute la densité que cela induit, puisque, même après l’indépendance, des collaborations se poursuivent avec des artistes européens tel André Maillart, dessinateur et graveur français, Premier Prix de Rome en gravure douce en 1912. Il a réalisé le nombre le plus important de billets de banque marocains de la période du protectorat. »
MONNAYAGE ANTIQUE ET CALLIGRAPHIE ARABE
Le deuxième volet, « Monnayage du Maroc antique : effigies et symboles », exposé à la galerie Mohamed Drissi (du 28 juillet au 31 décembre 2022), à Tanger, se penchait sur la dimension symbolique de la monnaie et sur les mythologies qu’elle véhicule. Couvrant une période
temporelle (de 200 avant notre ère à 40 ans après notre ère) et une aire géographique plus larges, correspondant au royaume de Maurétanie, ce volet, conçu en collaboration avec l’anthropologue Abdelaziz El Khayari, soulignait les corrélations entre des motifs symboliques relatifs à la faune ou à la flore, et des œuvres modernes et contemporaines, celles de Lamia Naji ou de Saïd Afifi par exemple. D’inspiration antique, la peinture de Farid Belkahia, Les Trois Grâces (1962), témoignant de la dimension syncrétique propre à l’artiste, emprunte la morphologie de ses personnages aux tablettes éthiopiennes et affirme l’ancrage de l’art marocain dans la civilisation africaine.
La troisième exposition, « La Voie du trait : la calligraphie, entre l’art et la monnaie au Maroc », proposée au palais de la Bahia (du 28 octobre au 31 décembre 2022), à Marrakech, portait sur le Maroc dynastique et médiéval, et faisait dialoguer, de façon peut-être plus attendue, la calligraphie arabe avec des œuvres de Lalla Essaydi ou Miloud Labied. Le quatrième et dernier volet, « Dar As-Sikkah : art et savoir-faire » (du nom de l’hôtel des Monnaies créé en 1987), est visible au musée de Bank Al-Maghrib. Il s’intéresse aux émissions de billets les plus récentes, que Nadia Sabri met en regard d’œuvres exclusivement contemporaines, éclairant cette idée au cœur du projet d’une « migration des motifs » que l’on observe aussi bien dans les corporations d’artisans « qui se transportaient de chantier en chantier » que dans le textile. « Ce qui est passionnant dans cette programmation, conclut-elle, c’est de voir comment les motifs qui illustrent les monnaies traversent les époques et perdurent de nos jours. À titre d’exemple, on peut citer la symbolique naturaliste végétale ou astrale que l’humain a toujours représentée et qui n’a pas changé depuis 2000 ans. » Il en va de même des motifs ornementaux, notamment géométriques, comme le chevron, « qui s’écarte de la référence naturaliste et résiste à l’esthétique hispano-mauresque ». Sa forme traverse les siècles et se retrouve dans le motif de l’onde cher à Mohamed Melehi.
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« Dar As-Sikkah : art et savoir-faire », 24 janvier-30 mai 2023, musée de Bank Al-Maghrib, avenue Allal Ben Abdellah et rue Al-Qahira, 10000 Rabat, Maroc.