En 2017, la critique et historienne d’art Élisabeth Lebovici publia aux éditions JRP-Ringier Ce que le sida m’a fait. Art et activisme à la fin du XXe siècle. Dans cet essai saisissant, elle explorait – à la première personne – non pas ce que l’on a appelé trop hâtivement « les années sida », mais la rupture chaotique que l’épidémie la plus meurtrière du XXe siècle produit depuis dans les pratiques artistiques, militantes et critiques.
François Piron, commissaire au Palais de Tokyo, y a puisé selon ses propres mots la méthode pour une exposition sur l’impact du VIH, projet qu’il nourrit de longue date. Il reprend ainsi dans « Exposé·es » les analyses de Lebovici sur le désordre durable que la maladie a provoqué dans l’histoire, en intégrant à la manifestation certains artistes qu’elle mentionne (Nan Goldin, Felix Gonzalez-Torres, Zoe Leonard, Mark Morrisroe, Georges TonyStoll, etc.); mais sollicite également, comme un moyen de montrer l’actualité de ce désordre, des artistes d’aujourd’hui pour des productions nouvelles (Gregg Bordowitz, Jesse Darling, Régis Samba-Kounzi et Julien Devemy). Enfin, tandis que l’historienne d’art favorisait dans son texte un axe Paris-New York, le commissaire choisit d’élargir le corpus, à certains pays d’Afrique notamment. En somme, il s’émancipe du texte, suivant là le conseil de l’autrice elle-même, celui d’« oublier le livre ».
POLYPHONIE
Au Palais de Tokyo, le visiteur ne verra pas une exposition sur le sida. Le virus n’y est pas un objet iconographique, sociologique ou médical. François Piron a imaginé une exposition polyphonique qui fait dialoguer les œuvres davantage qu’elle ne les intègre à une chronologie. Il n’y a pas de début, ni de fin, le parcours pouvant être emprunté dans un sens comme dans l’autre : « Je voulais montrer qu’il ne faut pas, qu’on ne peut pas répondre à la question “qu’est-ce que le sida ? ”» rappelle le commissaire. Les sept premières sections, rebaptisées «Chapitres »,portent des titres littéraires aux multiples interprétations: « Textuellement transmissible », « Mémoire à vif », « Le temps passé à… », « Faire et refaire sont dans une institution », « Présence ellipse », « Qu’est-ce qu’on fabrique maintenant ? », « Circulations fluides ». Dans chacune d’elles, les pièces, certaines disparates au premier regard, suscitent un trouble.
Ainsi, vous entrez par l’installation de Lili Reynaud-Dewar My Epidemic (2015), disposée en demi-cercle : des rideaux blancs, imprimés en rouge de textes et de taches sanglantes, accompagnés d’une vidéo autour de la querelle survenue au début des années 2000 entre l’écrivain Guillaume Dustan et le cofondateur d’Act Up-Paris, Didier Lestrade. Vous pouvez alors choisir de vous diriger vers les salles situées à gauche pour découvrir plusieurs travaux collectifs : ceux de malades sud-africaines membres du Bambanani Women’s Group qui œuvrent à travers l’autoportrait et le récit autobiographique à transmettre leur expérience (série Body Map, 1992), ou ceux résultant d’une initiative de l’artiste Pascal Lièvre, pour le futur (1996), portraits-collages de patients de l’hôpital Broussais à Paris.
Sont proposées, dans les salles suivantes, des œuvres qui défient l’institution. Ainsi est évoquée la formidable intervention de Zoe Leonard conçue à l’origine à la Neue Galerie de Cassel pendant la Documenta IX (1992), qui faisait dérailler les conventions de représentation en substituant aux figures masculines des tableaux anciens des photographies de vulves en noir et blanc. Face à elle, l’installation de Benoît Piéron Le Rayon (2023) – une porte de chambre d’hôpital derrière laquelle passent des ombres et filtrent des bruits étouffés – offre une lecture politique et poétique du corps malade, pris entre le pouvoir médical et la banalité de cette expérience.
Les deux chapitres suivants (« Présence ellipse » et « Qu’est-ce qu’on fabrique maintenant ? ») donnent une large part à la photographie et à la vidéo, mêlant des pièces historiques – des tirages d’Hervé Guibert des années 1970-1980; Mur des amis morts, La Mort de l’ami (rituel de ses cendres) ou Icône de Pierre, signés Michel Journiac entre 1983 et 1993; ou encore Sex Series (for Marion Scemama) de David Wojnarowicz en 1988-1989 – à des œuvres récentes, à l’exemple du film documentaire Before and After (Palais) de Gregg Bordowitz (2023), éloge de la plasticité de l’identité. L’amitié y tient une part importante, que relaie un ensemble célèbre de photographies de Nan Goldin, des portraits de son ami Gilles Dusein mort en 1993, galeriste proche de Michel Foucault et de son compagnon, l’artiste Gotscho.
FLUIDITÉS
Après l’installation liminaire de Lili Reynaud-Dewar, vous pouvez également choisir la salle vous faisant face, dédiée au travail du cinéaste Lionel Soukaz. Y sont présentés deux beaux films, RV, mon ami et Artistes en Zone Troublés [sic], courts métrages réalisés en collaboration avec Stéphane Gérard, à partir de centaines d’heures de rushs tournées par Soukaz depuis 1991. Ces portraits très vivants d’une époque exaltent aussi la mémoire d’Hervé Couergou, compagnon du cinéaste, mort à 32 ans. Ils font écho à une vidéo visible dans l’avant-dernière section de l’exposition (« Circulations fluides »), due à Guillaume Dustan, l’un des écrivains les plus stimulants des années 1990. Montre T lèvres (2004) est une déambulation nocturne et warholienne, axée sur le sol et les pieds des personnes rencontrées, sans montage, le son en prise directe.
Le huitième et dernier chapitre de la manifestation a été confié au commissariat extérieur du New-Yorkais Jo-ey Tang. Il réunit des œuvres des membres du collectif fluctuant d’artistes lesbiennes fierce pussy, fondé en 1991. Cet ensemble de Nancy Brooks Brody, Joy Episalla, Zoe Leonard et Carrie Yamaoka se distingue par une approche plus minimale, plus abs-traite et, à certains égards, moins bavarde. Les fragiles Cubes (2022) en fil de fer de Brody, ou son œuvre 20 Foot Line (2018-2023) constituée d’une simple bande de métal encastrée dans le mur, répondent sobrement aux Two Oranges (1992) de Leonard ou à ses images d’eaux boueuses et tourbillonnantes (Passage from Al rio/To the River, 2021).
« Exposé·es » a les défauts de ses qualités que sont le foisonnement et le désir d’éviter la muséification de questions toujours vivaces. Au risque, si l’on n’est pas familier de l’histoire du sida ni du queer, de perdre le visiteur. Sans produire un discours académique, rappeler que dans les années 1980 neuf morts sur dix étaient des hommes, et que deux sur trois avaient entre 25 et 44 ans, documenter les livres de Dustan ou le discours médiatique au début de l’épidémie, être averti des grandes étapes de la recherche médicale sur le VIH ou de l’activisme, aideraient le public pluriel du Palais de Tokyo à décrypter certains enjeux de ce que le sida fait à l’art et à la scène artistique. En évacuant tout élément contextuel d’un sujet éminemment politique, l’exposition ne réussit pas complètement son pari, là où, sans jamais en amoindrir la radicalité, le livre d’Élisabeth Lebovici qui l’a inspirée lui donnait, par l’association de souvenirs personnels, de témoignages et d’un travail de critique, une ampleur historique.
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« Exposé·es », 17 février-14 mai 2023, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président-Wilson, 75016 Paris.