Née à Varsovie, vivant et travaillant à Londres, Joanna Piotrowska tient une place à part au sein de la scène photographique actuelle, même si les principes de l’image mise en scène, du mouvement suspendu et de l’esthétique noir et blanc, sur lesquels elle fonde en grande partie son travail, sont opérants depuis au moins Jeff Wall. Pour autant, c’est plutôt du côté de certaines expérimentations de Jan Groover sur les relations corporelles et gestuelles entre les individus, montrées il y a peu à la Fondation Henri Cartier-Bresson, à Paris, qu’il faut aller chercher une sororité historique.
Présentées pour la première fois en France, les recherches de Joanna Piotrowska sont ainsi de l’ordre de la compassion et de la résilience, tant chaque mouvement, chaque geste, chaque entrelacement entre les protagonistes d’une scène donnée – membres de la même famille ou d’un même groupe, ou non – relèvent des principes de don et de contre-don, de bienveillance et de dévouement. Comme s’il s’agissait, au cœur de l’image, de se défaire d’une part de soi afin de l’offrir à l’autre en partage : se dé-nous/nouer ; se dé-vous/vouer.
Un diptyque vidéographique, Little Sunshine (2019), qui n’est pas sans faire référence à certains processus thérapeutiques comportementaux, en témoigne subtilement. Néanmoins, surviennent parallèlement, à fleur d’image, des évocations de la norme et de la contrainte, voire de la domination et de l’oppression : de la cage de zoo au lit de bébé, de la répétition des portes d’un couloir à celles des marches d’un escalier, de gestes de subordination ou de désignation à des attitudes de prostration. En contrepoint, Joanna Piotrowska reconstitue des stratégies de reconstruction de soi, de safe spaces ou d’abris précaires et improvisés au sein même de l’espace domestique, demeures fragiles et figures inavouées de la difficulté à se réapproprier véritablement le monde, son monde comme celui de l’autre, des autres.
L’ensemble, parfaitement mis en espace au BAL, est soutenu par des décisions formelles d’une grande justesse : les photographies sont accrochées très bas ; la scénographie reprend en partie le plan d’un appartement qui vire au labyrinthe malgré le rose poudré des murs et du sol ; le langage photographique est utilisé dans toutes ses possibilités – plan large, gros plan, jeux sur le grain, hors champ, séquence, montage... Grave, dense et profonde, cette exposition s’ouvre ainsi au visiteur selon un mélange d’intensité, de retenue et d’intimité à nul autre pareil.
« Joanna Piotrowska – Entre nous », jusqu'au 21 mai 2023, LE BAL, 6, impasse de la Défense, 75018 Paris.