Pendant environ une année, de 1962 à 1963, Carl Andre (né en 1935) et Hollis Frampton (1936-1984), qui s’étaient rencontrés au début des années 1950 à la Phillips Academy, à Andover (Massachusetts), puis avaient renoué à la fin de la décennie à New York, passent leurs soirées du dimanche dans le studio que le premier partage à Brooklyn avec l’artiste Rosemarie Castoro. Ils tapent pendant plusieurs heures, à tour de rôle, sur la Royal Deluxe de cette dernière, la « conversation dactylographiée » (selon le terme de Carl Andre) qui a fourni la matière des douze dialogues édités en anglais par Benjamin H.D. Buchloh en 1980 et aujourd’hui traduits en français par Valérie Mavridorakis et Gilles Tiberghien.
Entre ce que l’on peut imaginer de la « cordée en montagne » qu’ont formée Georges Braque et Pablo Picasso quand ils inventaient le cubisme, et de l’expérience d’écriture automatique parallèle menée en 1919 par André Breton et Philippe Soupault qui donna naissance aux Champs magnétiques, ces échanges constituent l’ « une des introductions les plus pertinentes et complexes aux idées et aux problématiques de l’art des années 1960 » (Benjamin Buchloh). C’est aussi une plongée passionnante dans la pensée – en train de se faire – de deux des figures ayant contribué à en définir les contours théoriques.
EN LISANT EN ÉCRIVANT
Un peintre qui commence l’approche de la sculpture et un photographe qui n’a encore réalisé qu’un seul film – aujourd’hui détruit – affûtent leurs arguments et réflexions sur la sculpture, la photographie, un voyage à Philadelphie, la peinture, la plasticité, la musique, la littérature, quelques films ou quelques poèmes et les « questions qu’[ils] soulèvent ». Deux amis, encore inconnus, correspondent presque en direct et éprouvent ainsi leur connivence, leur culture commune (littéraire, musicale, scientifique, visuelle), leurs réflexes logiques et leur goût du débat spéculatif. Mais également les admirations qu’ils partagent (Frank Stella, Constantin Brancusi, Marcel Duchamp) ou leurs divergences (sur la peinture de James Rosenquist et son rapport au réel par exemple).
Ils s’aiguillonnent : Carl Andre écrit à Hollis Frampton qu’il ressent « la frénésie d’un homme qui est en train d’apprendre quelque chose sous tes yeux, mais aussi dans l’émulation de ton propre apprentissage » (p. 47). Ils « s’enseignent » le regard en se commentant mutuellement, tandis que Frampton photographie les sculptures d’Andre (qui accompagnent les textes) ou lit ses poèmes : « La plupart des versificateurs font comme l’huître, encapsulant la source d’irritation dans la sécrétion nacrée. On dirait que tu dégages les couches nacrées pour trouver le grain de sable » (p. 113). Et dans cet espace créé par les mots mis en partage sur le papier par l’intermédiaire de la machine à écrire, ils se mettent, comme Andre le dira plus tard, « en situation » de réaliser ce qu’ils auront dès lors décidé.
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Carl Andre et Hollis Frampton, Douze dialogues, 1962-1963, Paris, Éditions Macula, 2023, 216 pages, 28 euros.