Une exposition importante de Martial Raysse, il n’y en avait pas eu depuis 2014 et 2015 avec les deux rétrospectives organisées respectivement au Centre Pompidou (Paris) et au Palazzo Grassi (Venise). Pourquoi une cette longue attente ? « Je ne voulais pas exposer tant que je n’étais pas certain de pouvoir réaliser les tableaux que je souhaitais faire et surtout y aboutir », répond Martial Raysse. C’est manifestement chose désormais faite, comme en témoigne la dernière salle de l’exposition qui met en relation cinq tableaux monumentaux, dont deux sortis directement de l’atelier du peintre français.
Ce qui frappe avant tout dans ces récentes toiles, c’est leur extrême densité : les personnages semblent s’y serrer (comme sur une photo de groupe pour que tout le monde soit dessus), ce qui confère à ces compositions une sourde énergie. Un peu comme si tous ces hommes et femmes ne pensaient qu’à une chose : attendre un signal et sortir du cadre pour entrer de plain-pied dans la réalité. En fait, ils y figurent déjà, dans la mesure où le spectateur ne peut échapper ni à leur posture ni à leur regard, car ils semblent littéralement nous interpeller. Et, quand ils ne nous dévisagent pas, ils dirigent à tout le moins leur regard vers l’extérieur de la toile, comme dans La Peur (2023).
Il s’agit là de ce que Martial Raysse appelle une « peinture d’histoire », le Graal pictural selon lui. Il savoure manifestement le fait d’y être arrivé, autrement dit de s’inscrire dans l’histoire de l’art, avec une peinture dite de genre dont les lettres de noblesse sont à reconquérir. À la scène et aux détails inquiétants de ce sombre tableau (allant de références autobiographiques à l’évocation de la guerre en Ukraine) répond son pendant, La Paix (2023), beaucoup plus lumineux et féerique. Ces deux titres ne sont pas sans faire songer au cycle peint par Picasso dans la chapelle du château de Vallauris, village où Martial Raysse a grandi : « Picasso, ce type avec lequel mon père jouait aux boules sur la place », sourit-il… Pour Martial Raysse, « on pourrait définir la peinture comme un ensemble d’images qui a fonction d’intervenir dans la psyché des individus. Toutes ces images ont un sens profond et les divers éléments qui la composent concourent à cette signification. Il faut des symboles et des archétypes afin que le tableau raconte une histoire […]. Tout doit être signifiant, jusqu’aux plus minimes détails ». L’artiste ne s’en prive pas et joint le geste à la parole pour venir pointer du doigt ces innombrables détails (fleurs, avions, enfants) qui rajoutent une dose d’humour ou de détachement à ses compositions d’une rare densité dont toute perspective est quasi absente. On pourrait aisément se croire dans une salle de théâtre ou d’opéra dont le peintre est le metteur en scène, à un moment crucial du récit, où tout peut basculer et dériver. Cette composition frontale est de mise également dans deux autres tableaux monumentaux, Le Lever du jour (2020) et La Tombée de la nuit (2021).
À la différence des quatre autres grandes toiles, dans Le Grand jury (2021), les personnages ne figurent plus debout, mais assis sur une estrade, également située dans ce que l’on devine être un paysage champêtre. Bras écartés et posés sur leurs genoux, visages encore plus fermés, regards encore plus interrogateurs que ceux des personnages des autres tableaux, les sept membres de ce grand jury attendant manifestement que des comptes leur soient rendus. Comme toujours, leurs costumes brassent toutes les nuances de couleurs possibles dans un foisonnement jubilatoire contrastant avec leurs visages. Un seul s’en détache, peint d’un blanc grisaillant, comme un autoportrait fantomatique que l’on retrouve aussi dans la figure altière du tableau qui clôt le parcours, Courage Martial (2021). Il fait référence à sa décision d’abandonner le pop art – « trop facile à faire », dit-il, en 1970. « Il m’a fallu beaucoup de courage pour quitter le pop art. On m’a fort critiqué. C’était cruel et douloureux. Il faut se blinder. Après ce moment dépressif, je me suis dit "Courage Martial"; et je me suis peint ! », raconte-t-il.
À les regarder de plus près, ces figures fantomatiques constituent l’un des fils rouges de ces tableaux, cette part du rêve ou du cauchemar –cauchemar absolu avec la très évocatrice petite toile Bataclan Horreur Ignoble ! (2016) – que l’on retrouve dans les deux personnages centraux de La Tombée de la nuit et du Lever du jour, mais aussi dans des toiles comme Ferveur obscure (2012) et toute une série d’autres portraits de jeunes femmes, tout comme dans la chute d’eau du Bout du monde (2009), sans oublier Le Manteau (1991), tableau à la figure absente que n’aurait pas renié Magritte.
« Martial Raysse. Œuvres récentes », jusqu’au 5 novembre 2023, Musée Paul Valéry, 148 rue François Desnoyer, 34200 Sète.
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Importante monographie avec des essais d’Anaël Pigeat, Philippe Dagen et Dimitri Salmon, Éditions Loubatières et Musée Paul Valéry 2023, 224 p., 33 euros.