En mai 2023, pas moins de deux initiatives ont mis les arts numériques sous les feux de la rampe. Dans le cadre du programme Rabat Capitale africaine de la culture, s’est tenu, du 15 au 22 mai, le Festival Tifawt (« lumière » en tamazight), organisé par la plateforme Morocco Numerica fondée par le critique d’art Mohamed Rachdi et le directeur du Festival d’art vidéo de Casablanca Majid Seddati. Le public a pu découvrir, en deçà cependant de la programmation annoncée, quelques installations immersives et interactives, des œuvres de réalité virtuelle ou augmentée ainsi qu’une projection de vidéos d’artistes africains sous la houlette du Togolais Kisito Assangni. Le 27 mai, s’est tenu à Terra Janna, près de Marrakech, la première édition du Festival Some of Us, mêlant DJ sets et installations multimédias, qui a été l’occasion de présenter le travail inédit au Maroc d’artistes de la diaspora tels que Muhcine Ennou ou Meriem Bennani.
L’artiste Jad Mouride, l’un des lauréats avec Zineb Sekkat et Mouad Laalou du Lab Digital Maroc (dispositif d’accompagnement conçu au sein de l’Institut national des beaux-arts de Tétouan par l’Institut français), ne tarit pas d’éloges sur ce type d’initiatives indépendantes. « C’est aux jeunes de se fédérer et de créer des événements alternatifs comme celui-ci. On est en résistance face à une marginalisation du digital et un désintérêt total du monde de l’art à son égard », déclare-t-il. Lauréate elle aussi du Lab Digital Maroc, l’artiste visuelle Souki Belghiti regrette de son côté les effets d’aubaine : « Il y a un engouement aujourd’hui pour le digital, car il est promu de ’extérieur », notamment sous forme de bourses. « Dans les appels à projets, poursuit-elle, je perçois souvent un lien implicite qui est posé entre numérisation et démocratisation, que je trouve un peu fallacieux. Parce que tant que les utilisateurs n’ont aucun contrôle sur les outils de production ou l’architecture des réseaux, ils continuent d’être pris en étau. Certains artistes apprennent d’ailleurs à coder pour s’approprier pleinement l’outil. »
DES PROJETS IMPLIQUÉS
Derrière ces questions engageant l’éthique personnelle des artistes, un grand nombre de projets essaiment. Faisant figure de pionnier en la matière, l’artiste visuel Saïd Afifi, diplômé du Fresnoy-Studio national des arts contemporains, à Tourcoing, et lauréat de l’Institut des beaux-arts de Tétouan, réalise des installations virtuelles en 3D aux accents dystopiques – Yemaya (2018) et Etymology (2017). Mais chez cet artiste revenu à présent à la peinture, l’outil numérique ne constitue qu’un médium, au même titre que l’acrylique ou le fusain. « Je serais d’accord avec les arts numériques, explique-t-il, s’ils nous permettaient de saisir le monde dans sa complexité, de mieux l’observer. » Regrettant une « surenchère » technologique, Saïd Afifi ajoute, dans la lignée d’un Jean Baudrillard, « qu’aujourd’hui, on regarde le monde à l’envers. On copie un modèle qui n’a pas d’origine ».
Dans son installation Marchands de sable, réactivée lors des Journées du patrimoine de Casablanca, du 13 au 15 mai 2023, Souki Belghiti part de berceuses marocaines pour s’intéresser au silicium, extrait du sable, qui est l’un des principaux matériaux utilisés en électronique. «J’ai eu cette idée un peu fantasmée que la mémoire du contemporain, c’est d’écrire sur du sable », commente-t-elle. Plus attendues peut-être, les préoccupations environnementales taraudent souvent une génération née avec la numérisation. Dans le cadre du festival des lumières I Light Singapore, qui s’est tenu dans la ville asiatique du 1er au 25 juin 2023, Zineb Sekkat a imaginé, au sein du collectif Grand Lowlife Orchestra, une installation vidéo, Symphony 1, dans laquelle des vignes lumineuses se greffent à une architecture urbaine.
De son côté, Jad Mouride prépare pour le mois d’août un programme de mapping qui sera projeté sur la façade de Bank Al-Maghrib, à Rabat. Y sera abordée la question de l’avidité « à vouloir évoluer technologiquement » sans penser à l’impact environnemental. D’une grande inventivité formelle, le travail d’Amine Asselman, dont la formation d’architecte designer l’a familiarisé avec les logiciels de prévisualisation, s’intéresse, quant à lui, au motif du zellige, fleuron de l’architecture arabo-andalouse. Pour son œuvre Mosaïcs, il recrée, à partir de mosaïques, un langage numérique lui servant à transcrire des partitions musicales ou à réaliser des mapping vidéos. Un patrimoine multiséculaire se traduit dans un nouveau langage visuel et sonore, à contre-courant d’une gadgétisation de l’outil numérique, dont se méfie comme de la peste une génération de créateurs responsables et virtuoses.