Quand René Gimpel (1881-1945) entreprend, le 12 février 1918, la rédaction de son journal – publié en 2011 chez Hermann et aujourd’hui réimprimé avec une préface de Clément Dirié –, il est, à l’approche de la quarantaine, un marchand d’art réputé avoir repris les galeries parisiennes de son père et participé dès les premières années du XXe siècle à la constitution d’importantes collections outre-Atlantique.
La première scène relatée, située chez Sigismond Bardac, amateur et banquier, donne le ton de l’ensemble : l’écriture est précise autant qu’enlevée, et l’on perçoit d’emblée, dans la façon de planter le décor et de camper les personnages, les qualités d’observateur et de chroniqueur qui permettront à l’auteur de brosser, au long des 700 pages de ses 22 carnets, le portrait d’une société – celle qui gravite autour de l’art au sens large, entre Europe et États-Unis, durant la vingtaine d’années qui s’est écoulée entre les deux guerres mondiales.
LE SIÈCLE EN PORTRAIT
Quand René Gimpel commence à écrire, la Première Guerre mondiale n’est pas encore finie. Il l’évoque notamment à travers les mesures prises pour protéger les statues et monuments des raids aériens. Quant à la Seconde, elle s’annonce, au fil des pages du dernier carnet, comme une éventualité discutée dans les conversations des dîners, dont l’auteur relève certains extraits. Et puis elle s’impose, incontournable : « C’est la guerre », comme l’indique l’entrée du vendredi 1er septembre 1939, où en sont consignées les signes annonciateurs (une jeune femme portant l’écusson de la Croix-Rouge, des soldats attablés ne saluant pas au passage d’un capitaine). La dernière notation du journal, en date du 21 septembre de la même année, évoque quant à elle une lettre de son fils Pierre qui dit avoir, « pour ainsi dire, reçu le baptême du feu ». Peu de temps après, le marchand-chroniqueur devient résistant avec ses trois fils. Arrêté en 1942, il meurt en déportation au camp de Neuengamme, près de Hambourg, en janvier 1945.
Voilà qui oriente immanquablement la lecture passionnante de ce récit de l’entre-deux-guerres vécue par l’une des grandes figures du monde de l’art, qui en restitue autant les anecdotes que les grands moments. On y croise, proches parce que pris dans le tissu des jours, vivants parce que l’auteur les rencontrait, leur parlait, les lisait ou les écoutait, des figures telles que Guillaume Apollinaire, Darius Milhaud, Marie Laurencin, Rose Adler, Louis Carré, Albert Gleizes, Antoine Pevsner, Stanley William Hayter, la baronne Rebay ou encore Ambroise Vollard.
René Gimpel, Journal d’un collectionneur. Marchand de tableaux, Paris, Hermann, 2023, nouvelle édition, 760 pages, 39 euros.