« Je la vois comme une peinture ou un paysage composé à partir de sa propre déambulation », explique Kapwani Kiwanga en contemplant son installation monumentale « Retenue », dans la grande nef du CAPC de Bordeaux.
De vastes cercles et des rideaux composés de cordes indigo sont suspendus aux arcs de pierre entre les piliers. Au fur et à mesure que le visiteur se promène à travers et sous les formes qui se chevauchent, sa perception de l’espace se modifie. L’effet optique est cinétique et pulsatif, avec différents motifs chatoyants qui apparaissent et disparaissent. Selon l’artiste franco-canadienne, il s’agit d’un jeu sur « la visibilité, l’invisibilité et l’opacité », la teinte s’inspirant en partie du bleu cobalt en peinture. L’installation est également sonore. L’eau ruisselle le long de deux rideaux, les transformant en « fontaines », comme elle les décrit. L’amplification des bruits de ruissellement rappelle la proximité de la Garonne.
L’invitation faite à Kapwani Kiwanga d’occuper la nef marque le 50e anniversaire du CAPC. L’exposition, qui se tient jusqu’au 7 janvier 2024, se déroule à un moment passionnant pour l’artiste. Depuis qu’elle a remporté le prestigieux Prix Marcel-Duchamp en 2020, elle a été sélectionnée pour représenter le Canada lors de la 60e édition de l’exposition internationale d’art de la Biennale de Venise en 2024. Son travail à plusieurs niveaux associe souvent des sujets politiques tels que les histoires coloniales et les économies de manière poétique et séduisante.
Née en 1978 au Canada de parents tanzaniens et installée à Paris depuis 2005, Kapwani Kiwanga a étudié l’anthropologie et les religions comparées à Montréal. Elle a d’abord travaillé à la télévision pour réaliser des documentaires. Frustrée par les contraintes inhérentes au métier, où les rédacteurs en chef ont le dernier mot sur le montage ou le message du contenu, elle a cherché une autre voie d’expression créative. Elle s’est alors inscrite à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, puis au Fresnoy à Tourcoing.
Au début de sa carrière, Kapwani Kiwanga a réalisé des vidéos avant d’étendre sa pratique aux sculptures et aux installations. Ce qui caractérise son travail, c’est l’accent mis sur la recherche historique comme point de départ d’un projet. Pour le Prix Marcel-Duchamp au Centre Pompidou, Kapwani Kiwanga a présenté Flowers for Africa, des compositions florales sur des socles, basées sur des images d’archives d’événements diplomatiques liés à l’indépendance des pays africains. Le flétrissement des fleurs au cours de l’exposition laissait entrevoir la complexité des ambitions passées. À travers ces œuvres, Kapwani Kiwanga propose ce qu’elle appelle des « stratégies de sortie » pour envisager les questions géopolitiques d’un point de vue léger, parfois métaphorique.
Dans « Retenue », elle se penche aussi subtilement sur l’histoire politique. La teinte des parties de l’installation, qui rappelle l’International Klein Blue (IKB), la couleur outremer dont Yves Klein a déposé la marque en 1957, fait en effet référence au passé colonial du bâtiment. Au début du XIXe siècle, alors que Bordeaux prospère grâce à la traite négrière, l’Entrepôt réel des denrées coloniales (Entrepôt Lainé) est construit pour stocker les produits en provenance des Antilles. De grandes quantités de marchandises telles que le sucre, le café, le coton et l’indigo étaient importées à Bordeaux et ensuite réexportées ailleurs. Après l’abolition de l’esclavage en 1848, l’entrepôt est supplanté par d’autres entreprises portuaires et ferme définitivement dans les années 1960. La Ville de Bordeaux a acquis le bâtiment et l’a transformé en Centre d’arts plastiques et contemporains (CAPC) en 1973.
Kapwani Kiwanga a été attirée par un aspect caché de l’histoire économique du bâtiment : le flux et le reflux de la Garonne sous sa structure. « J’ai réfléchi à la manière dont le naturel crée l’architectural, explique-t-elle. Il y a cette idée des contreforts cachés des structures qui nous entourent. J’essayais d’établir un lien entre ce qui est au-dessus et en dessous du sol, d’où les passages pour l’eau. »
« Retenue », ses formes mouvantes créées avec 55 kilomètres de cordage maritime fabriqué par des artisans français, s’inscrit dans les nombreux projets textiles de Kapwani Kiwanga. À la Haus der Kunst à Munich en 2020, l’artiste a réalisé un rideau vert et bleu découpant l’espace, évoquant un jardin voisin ; un autre rouge et orange dans une salle rappelait un coucher de soleil, tandis que des sculptures gonflables comprenant des objets et des plantes faisaient référence à des aménagements botaniques du XIXe siècle.
L’année dernière, au New Museum à New York, Kapwani Kiwanga a créé une installation in situ, Off-Grid, composée de deux murs perpendiculaires faits d’épais fils crème souples. La lumière naturelle – la seule source lumineuse dans l’espace – scintillait à travers le tissu. L’installation faisait allusion aux projecteurs de la police et aux ordonnances du début du XVIIIe siècle à New York exigeant que les personnes asservies de plus de 14 ans portent des lanternes ou des bougies allumées après la tombée de la nuit.
Kapwani Kiwanga apporte une touche de douceur dans ses expositions. La légèreté elliptique de « Retenue » contraste délibérément avec certains autres projets présentés dans la nef du CAPC il y a quelques décennies, notamment l’installation de Richard Serra, Threats of Hell (1990), composée de monumentales sculptures en acier. « Avant, il y avait de très grands gestes ou de très grandes déclarations, comme "Je vais apporter de l’acier ou quelque chose d’autre", déclare l’artiste. Certains gestes et certaines positions dans le monde qui sont liés aux territoires, autoritaires et immuables ne semblent pas sonner juste ; pour beaucoup de gens, ils ne l’ont jamais fait. Cette [installation] indique des façons d’être les uns avec les autres par le dialogue, la négociation, l’ajustement continuel. »
Kapwani Kiwanga occupera le pavillon canadien lors la Biennale de Venise 2024. « J’ai reçu un appel téléphonique juste après Noël et j’ai eu une semaine pour y réfléchir avant de donner ma réponse », se souvient l’artiste, qui a participé l’année dernière à l’exposition principale de la Biennale, « The Milk of Dreams/Le lait des rêves », sous la houlette de la commissaire Cecilia Alemani. Pour Venise, « je dois faire un peu plus de recherches pour décider laquelle des deux voies je vais emprunter, dit-elle. Parfois, je m’assois dans un espace d’exposition pendant une demi-journée pour comprendre ce que je ressens, j’essaierai de le faire pour Venise. »
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« Kapwani Kiwanga : Retenue », jusqu’au 7 janvier 2024, CAPC, 7 rue Ferrère, 33000 Bordeaux.