Le 22 juillet 2023 a été promulguée en France une loi-cadre organisant et facilitant la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945. Le projet de loi avait été voté à l’unanimité quelques semaines auparavant, au terme d’un processus pleinement collaboratif entre les deux assemblées et le gouvernement. Cette unanimité aura mis longtemps à émerger et peut-être n’a-t-elle été rendue possible que parce que, à la fois, la période dont il s’agit s’est éloignée au point d’apparaître souvent comme relevant d’une histoire révolue (il aura fallu presque un siècle pour qu’une telle loi existe !) et parce que les victimes, malgré les retours incessants de l’antisémitisme, sont généralement considérées aujourd’hui comme appartenant à la communauté nationale française plutôt qu’extérieures à celle-ci : elles sont spontanément associées à un « nous » plutôt qu’à un « les autres ».
Sans doute, pour les deux projets de lois-cadres qui s’annoncent – le premier sur les restitutions de restes humains (porté par la sénatrice Catherine Morin-Desailly), le second sur « les biens culturels mal acquis à l’étranger, et en particulier en Afrique » (porté par le gouvernement et annoncé par la ministre de la Culture Rima Abdul Malak) –, les débats seront-ils plus contrastés, dans la mesure où les victimes envisagées y seront « les autres », et « nous » les spoliateurs potentiels, alors que, dans la loi sur les biens juifs, aussi bien l’Allemagne nazie que l’État français sont, à quelques extrémistes près, désormais naturellement dissociés de notre identité…
DES PROGRAMMES À RENFORCER ETSOUTENIR
Cette loi et ces projets de loi, s’ils concernent au premier chef des questions de propriété et de modalités d’acquisition, questions légales donc, sinon morales, rencontrent des problématiques qui sont celles de la recherche en histoire de l’art, sans pour autant se confondre entièrement avec ces dernières. Faire l’histoire des œuvres d’art et des biens culturels passe en effet depuis longtemps par l’étude non seulement de leurs conditions et contextes de production ou de création, mais également de leurs modalités de réception ou plutôt de réceptions, puisque celles-ci sont multiples, allant de leur acquisition à leurs translocations successives, de leurs interprétations, immédiates ou différées, à leurs reprises, partielles ou intégrales, internes ou externes au champ qui les a vus naître. Sans doute aura-t-il fallu, ici aussi, un certain temps pour que la question des modalités d’acquisition, au-delà de l’appartenance à une collection plus ou moins prestigieuse, devienne une préoccupation majeure. Elle est encore loin d’être constante, mais on peut gager qu’elle se généralisera et se renforcera grâce à l’interaction des points de vue juridiques, éthiques, esthétiques et scientifiques.
Au-delà des spécialistes de provenance, cette question doit susciter l’intérêt de l’ensemble des historiennes et historiens d’art, lesquels n’ont pas pour autant à se transformer en redresseurs de torts, mais ont simplement à se saisir de toutes les questions possibles. C’est paradoxalement la garantie de la pleine autonomie de la recherche scientifique – et la garantie que les décisions éthiques et juridiques
pourront être prises en toute connaissance de cause, avec sérénité, au lieu d’être gouvernées par la seule émotion ou par les impératifs de communication. La recherche de provenance menée dans les établissements culturels (au premier chef les musées), explicitement citée dans l’article 4 de la loi du 22 juillet 2023, y contribuera à l’évidence, mais elle sera nécessairement limitée aux cas particuliers des collections impliquées. Il importe que, non seulement dans les musées, mais aussi dans les laboratoires des universités et du CNRS, soient mis en place des programmes de recherche qui envisagent l’histoire des objets et de leur circulation d’une manière complexe et large, plutôt qu’à partir de cas isolés et d’espèce. Certains existent déjà (notamment à l’Institut national d’histoire de l’art), mais en nombre encore insuffisant. Les renforcer, en ouvrir d’autres, leur donner des moyens humains et financiers, c’est une décision politique urgente qui doit se prendre à tous les niveaux.