Vous présentez au Palais d’Iéna un travail in situ inédit : « Allegro, ma non troppo ». Quelle partition avez-vous jouée ?
L’une des deux, puisque nous sommes deux à exposer ! Je me suis occupé des grandes fenêtres, au nombre de 16, qui encadrent l’énorme salle d’exposition. Depuis une cinquantaine d’années, je fais un travail sur les vitrines, les verrières, sur la transparence, mais je l’ai rarement réalisé à une telle échelle. Sur le plan technique, c’est pour moi un travail habituel, sinon constant. Les lieux sont chaque fois différents, et cela change tout à la fois.
Cet espace a la particularité d’être orienté de telle manière que le soleil arrive assez fortement sur la partie gauche de toutes ces fenêtres, vues de l’entrée, et pratiquement pas sur la partie droite. Toutes les fenêtres de gauche, recouvertes de vinyles transparents colorés, permettent ainsi la projection des couleurs sur les éléments qui s’interposent – le sol, les colonnes, une partie du travail de Michelangelo Pistoletto. Les fenêtres de droite ne font que refléter la densité des couleurs, sans projection. C’est translucide, on ne voit pas ce qu’il y a derrière. C’est un travail avec la lumière naturelle. Ce qui est une première pour moi, c’est mettre en vis-à-vis le mélange entre deux types d’effets dus aux revêtements autocollants : l’un à gauche où les couleurs se projettent et envahissent l’espace en 3D et l’autre à droite où nous avons un mur translucide et coloré qui s’éclaire simplement grâce à la lumière du jour de façon étale en 2D. En ce sens, c’est extrêmement différent du point de vue visuel. C’est aussi un travail qui n’existe, dès que la nuit tombe, que dans la partie droite translucide, parfaitement colorée et visible grâce à l’éclairage ambiant.
Comment avez-vous composé avec l’architecture monumentale en béton d’Auguste Perret ?
Les neuf énormes fenêtres de gauche sont complètement remplies par la lumière du soleil – quand il est là – et le paysage extérieur reste visible. Avec lui, les couleurs collées sur les vitres sortent de leur transparence pour devenir des espaces continuellement en mouvement avec la rotation de la Terre. C’est une chose qui m’intéresse beaucoup, et que j’ai beaucoup travaillée, toujours in situ, bien entendu ! Chaque fois, le lieu impose ses caractéristiques. En l’occurrence, j’ai joué avec des formes extrêmement simples, géométriques, qui circulent de la première fenêtre à gauche en entrant dans l’espace à la dernière à droite en sortant.
Chaque fenêtre est divisée en 15 carrés (3 dans la largeur et 5 dans la hauteur) dans lesquels circulent 5 couleurs différentes. Un carré ainsi défini est rempli de sa couleur respective et encadre le carré suivant qui, lui, contient 3 triangles tous colorés différemment, puis de nouveau un carré recouvert d’une seule couleur, etc… de gauche à droite. La première ligne en hauteur de ces éléments alternés fait tout le tour de la salle en suivant les formes décrites plus haut pour continuer à la seconde ligne de carrés en dessous et ainsi de suite jusqu’à la cinquième tout en bas et arriver ainsi au remplissage complet des 480 espaces des 16 fenêtres. Enfin, les couleurs de 1 à 480 se suivent par ordre alphabétique en Français et dans le sens de l’écriture. Ces espaces sont également parcourus par un carré complet recouvert par 6 bandes blanches espacées chacune par une bande vide qui prend son départ au milieu bas de la première fenêtre, puis grimpe d’une ligne à l’autre, de fenêtre en fenêtre, pour former sur les deux côtés une sorte de frise en accent circonflexe.
L’architecture de Perret est à la fois simple et majestueuse, presque comme un château ancien. Chaque fois que la lumière frappe, elle pénètre dans l’espace en jouant avec les segments, les surfaces, de manière tout à fait remarquable. Mais je dois dire que ce type d’exposition résulte le plus souvent d’une invitation. Ce n’est pas moi qui choisis tel ou tel lieu, sauf quand je travaille tout seul dans la rue. Mon problème n’est pas de dire si je le trouve moche ou superbe. Je m’adapte au lieu, j’essaye d’en faire quelque chose, qu’il s’agisse de transparence dans le cas de la voilure de la Fondation Louis-Vuitton conçue par Frank Gehry ou d’une architecture qui n’a rien à voir, comme celle du Palais d’Iéna. J’ai travaillé chez des particuliers sur une petite fenêtre dans une cuisine, c’est aussi intéressant pour moi. Je n’ai pas de jugement sur l’architecture, j’y ajoute quelque chose, je la perturbe parfois. On peut dire qu’il s’agit d’interventions parasites. J’essaye de faire quelque chose qui fasse sens en termes de lumière et d’espace en fonction du lieu, quel qu’il soit. Bien sûr, certains lieux offrent des possibilités plus grandes. Mais mon opinion sur la qualité architecturale ne rentre pas en ligne de compte dans ce que je vais faire. Mon intérêt se porte sur la lumière transformée par l’apport de la couleur lorsqu’elle traverse ce lieu. Les couleurs rendent visibles des effets auxquels on ne fait plus attention en temps normal, comme si vous décidiez de colorer les ombres pour les mettre en évidence.
L’exposition présente conjointement « Divisione - Moltiplicazione, 1973-2023 » de Michelangelo Pistoletto. Vous n’avez pas travaillé de concert. Néanmoins, comment avez-vous pensé ce dialogue artistique ?
J’y réponds avec un titre en italien ! Mais il est vrai que je n’avais aucune idée de ce qu’il allait faire au moment de concevoir ma propre intervention au Palais d’Iéna. Cela a été la surprise pour moi comme c’est le cas pour les visiteurs de l’exposition. Ces deux travaux cohabitent par force dans une exposition qui peut s’apparenter à deux expositions personnelles et a priori sans aucun rapport l’une vis-à-vis de l’autre mais physiquement, en grande proximité. Cela dit, toutes les expositions de groupe (à plus de deux personnes évidemment) offrent des possibilités ou des inconvénients du même ordre. Exposer son travail à côté d’un autre peut être plus ou moins réussi mais c’est toujours une source de réflexions intéressantes, dès lors qu’il n’y a pas de compétition. Cette juxtaposition peut relever du dialogue ou de la confrontation. Dans les deux cas, un risque pris par les deux cohabitants avec une connaissance certaine des travaux précédents de l’autre mais, exécutés ici, paradoxalement, à l’aveugle.
Vous appartenez peu ou prou à la même génération. Quel regard portez-vous sur l’œuvre de Michelangelo Pistoletto ?
Je connais son travail depuis quasiment le début du mien. Lorsque nous étions jeunes, d’une certaine façon, il était beaucoup plus vieux que moi ! Il avait déjà une véritable renommée alors que je balbutiais dans mon coin. Son travail était complètement relié au pop art au début des années 1960. Nous nous sommes rencontrés en chair et en os vers 1968-1969 à la galerie Sperone à Turin. J’ai souvent vu ses œuvres dans des expositions de groupe ou personnelles. Jusqu’à aujourd’hui, elles sont presque toujours imprégnées de ses débuts, lorsqu’il a inventé ses collages de photos sur des parois réfléchissantes. C’est un travail d’origine très ancienne, mais remis sur l’établi presque tout le temps, même si entre-temps il a bifurqué et s’est retrouvé rattaché aux artistes de l’arte povera. Il a su évoluer depuis ses utilisations des miroirs vers des théories comme l’utopie du « Troisième paradis ». Cela a renouvelé son travail, dont je suis l’un des spectateurs, attentif et même parfois assez critique, comme il doit certainement l’être du mien ?
Daniel Buren, « Allegro, ma non troppo, travail in situ, 2023 » ; Michelangelo Pistoletto, « Divisione - Moltiplicazione, 1973-2023 », du 17 au 29 octobre 2023 dans le cadre du programme public de Paris + par Art Basel, avec le soutien de Galleria Continua, Palais d’Iéna – CESE, 9 av. d’Iéna, 75016 Paris. Commissaire : Matthieu Poirier.