La section au 4e étage de votre exposition s’intitule « City of Ladies ». D’où vient cette idée ?
Tout d’abord, j’admire depuis longtemps le commissaire de l’exposition, Massimiliano Gioni, depuis qu’il a organisé une exposition à Milan intitulée « The Great Mother » [à la Fondazione Nicola Trussardi, en 2015]. C’était la première grande exposition sur le thème de la naissance et de la maternité dans l’art contemporain. Au début des années 1980, lorsque je travaillais sur Birth Project, je ne trouvais aucune image dans l’art contemporain sur un sujet apparemment aussi universel que la naissance. Lorsque j’ai vu l’exposition de Massimiliano Gioni, beaucoup d’images [de femmes] remontaient aux surréalistes et aux dadaïstes. L’une des choses que j’ai apprises en travaillant avec Massimiliano sur cette exposition, c’est que la contribution des femmes a été totalement occultée dans le monde de la culture. Pas seulement dans l’art, mais aussi dans certains secteurs, dans l’écriture et la musique. J’ai découvert l’existence d’un paradigme culturel totalement alternatif qui remonte au XVe siècle : le concept de « City of Ladies » vient du livre La Cité des Dames de Christine de Pizan, qui fut la première femme en Europe à vivre de l’écriture.
Le féminisme moderne n’a pas commencé au XIXe siècle, ni même au XVIIIe siècle, avec la défense des droits des femmes par Mary Wollstonecraft. Il a commencé par le livre de Christine de Pizan [dans lequel] elle a construit une ville mythologique peuplée de 500 femmes importantes, sur lesquelles nous avons dû faire de nouvelles recherches lorsque j’ai réalisé The Dinner Party.
Massimiliano Gioni, en raison de son approche historique de l’art, voulait contextualiser mon travail dans cette histoire culturelle et dans ce paradigme alternatif centré sur les femmes. Nous avons tous été élevés dans l’idée que le paradigme patriarcal, qui a été considéré comme l’histoire de l’art, est l’histoire de l’art. Et les institutions modernes ont essayé de comprendre comment intégrer les femmes, les artistes de couleur et ceux de tous les genres dans ce paradigme sans le perturber. « City of Ladies » va démontrer qu’il existe un paradigme entièrement différent. C’est de cela que mon travail découle et c’est la raison pour laquelle il n’a pas pu être compris ou intégré dans le paradigme patriarcal.
Au sein du monde de l’art contemporain, pensez-vous que les femmes artistes travaillent dans le cadre de ce paradigme alternatif ? Est-ce réalisable dans le paysage institutionnel actuel ?
La plupart des gens ne savent pas qu’il existe une alternative. Ne vous méprenez pas, je trouve formidables toutes ces expositions comme « Inside Other Spaces : Environments by Women Artists 1956-1976 » à la Haus Der Kunst [à Munich, jusqu’au 10 mars 2024] ou l’exposition au Nasher Sculpture Center, « Groundswell : Women of Land Art » [à Dallas, jusqu’au 7 janvier 2024]. Mais nous devons parvenir à comprendre qu’il existe d’autres prismes à travers lesquels regarder l’art contemporain.
Je vais vous donner un exemple : Hilma af Klint. La grande esposition au Guggenheim [le musée new-yorkais lui a consacré une exposition en 2018] et la façon dont elle a été accueillie – « Oh, cette gentille Suédoise est à fond dans la spiritualité, n’est-ce pas pittoresque ? » – résument parfaitement la méconnaissance totale de ce paradigme culturel alternatif. Le rapport des femmes à la spiritualité remonte à des siècles. D’ailleurs, « City of Ladies » présente une œuvre d’Hildegarde de Bingen, une mystique du XIIe siècle. Si vous y réfléchissez, il y a la théosophie, les Shakers, toutes ces femmes qui ont été à l’avant-garde de mouvements spirituels dans lesquels ces artistes devraient s’inscrire dans une longue tradition, notre tradition.
Le monde de l’art ne sait pas comment ni où placer les productions féminines. J’ai évoqué cette idée avec un certain nombre de jeunes femmes au cours des derniers mois et, dans un premier temps, elle leur semblait très étrange. [Mais] ensuite, lorsqu’elles y réfléchissaient, quelque chose se produisait et elles se disaient : « oui, c’est tout à fait logique ». C’est juste que cela n’a jamais été formulé par une grande institution.
Une chose qui a toujours été remarquable dans votre travail est la relation entre la beauté et la violence. Pourriez-vous nous en parler dans le contexte de ce projet plus large de création d’une histoire alternative ?
J’ai une idée très précise de la fonction de la beauté dans l’art. Je pense que sa fonction est de nous aider à regarder des pans de la réalité qui seraient trop douloureux à affronter s’ils n’étaient pas présentés de façon magnifique. La première fois que j’ai vraiment réfléchi à cette question, c’est lorsque Donald [Woodman] et moi-même travaillions sur Holocaust Project. Comment pouvions-nous créer des images que tout le monde pourrait regarder sur une période aussi terrible de l’histoire ? Cette question était également très pertinente pour mon dernier grand projet, The End : A Meditation on Death and Extinction. Il était difficile d’affronter ma propre mortalité. Mais ce qui a été beaucoup plus difficile, c’est la section sur l’extinction, sur laquelle j’ai passé deux ans, chaque jour dans mon atelier à me confronter à ce que l’Homme fait aux autres créatures de la planète et au niveau auquel il le fait. J’ai dû faire appel à toutes mes compétences pour transformer en images cette terrible réalité. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai fait en sorte qu’elles soient petites et intimes, car sinon elles seraient insupportables à regarder.
Lors de la rétrospective que m’a consacrée le De Young Museum [à San Francisco, en 2021], la commissaire, Claudia Schmuckli, a placé mes œuvres les plus récentes en premier et les plus connues plus loin dans l’exposition, inversant ainsi la chronologie. Je n’arrêtais pas de plaisanter en pensant que les gens allaient traverser toutes ces salles aux thématiques difficiles et ensuite découvrir mes premières œuvres en poussant un soupir de soulagement. Mais non, ce n’est pas ce qui s’est passé. En fait, il y avait plus de monde dans les premières salles que dans les dernières. La fonction de la beauté, telle que je la conçois, s’est traduite dans ce travail.
Lorsque vous réalisez des œuvres aussi bouleversantes, qu’espérez-vous que le spectateur en retienne ? Essayez-vous de provoquer un déclic, ou est-ce une façon trop simple de voir les choses ?
Mon père m’a appris que le but de la vie était d’apporter une pierre à l’édifice. Et c’est ce que j’ai essayé de faire. J’ai essayé d’apporter ma contribution en créant des œuvres d’art qui peuvent éduquer, inspirer et responsabiliser les spectateurs. Si vous regardez ma carrière, vous verrez que les bonnes intentions ne restent pas sans lendemain.
Estimez-vous votre travail marginalisé ou ignoré aujourd’hui dans les espaces institutionnels ?
Je répondrais à la fois oui et non. Mon œuvre est absente de beaucoup d’institutions majeures. Comme le Museum of Modern Art [à New York]. Et jusqu’à récemment, le Whitney Museum of American Art ; cela vient de changer. Je pourrais citer des dizaines d’institutions majeures qui ne possèdent aucune de mes œuvres. Au niveau institutionnel, cela n’a pas changé. Cependant, plusieurs générations de conservateurs, hommes et femmes, ont désormais un point de vue totalement différent sur mon travail et le comprennent. Je pense que ce dernier est en train d’être apprécié à sa juste valeur.
Quinn Latimer [écrivaine et poétesse] a écrit un essai pour le catalogue de « Herstory », dans lequel elle raconte comment sa mère l’a emmenée voir The Dinner Party lorsqu’elle était adolescente, alors qu’elle avait encore une énorme honte de son corps et qu’elle ne comprenait pas encore les obstacles que son sexe allait lui faire rencontrer. Ce n’est qu’aujourd’hui, bien sûr, avec l’expérience et le recul, qu’elle peut regarder en arrière et prendre conscience de cette honte. Je pense que c’est la première fois que je lis une femme écrivain qui reconnaît certains de ses sentiments de peur et de répugnance lorsqu’elle a vu The Dinner Party. Il a fallu attendre 45 ans pour qu’une femme écrivain reconnaisse cette composante qui a alimenté un grand nombre d’écrits féminins très hostiles qui m’ont vraiment blessée à l’époque. J’ai pensé que cela traduisait un énorme changement de génération.
« Judy Chicago : Herstory », jusqu’au 14 janvier 2024, New Museum, New York, États-Unis.