Les peintres de l’École de Casablanca, actifs au Maroc depuis les années 1960, en sont des figures majeures, que des expositions collectives ou individuelles, ainsi que des publications scientifiques, permettent peu à peu de sortir de leur marginalité forcée, eux qui avaient fait le choix, après des séjours à l’étranger, d’exercer leurs activités dans leur pays natal. Lors de la journée d’étude « Abc con fantasia » sur les liens entre l’art concret et le graphisme, organisée par l’Espace de l’art concret (eac), à Mouans-Sartoux, et qui s’est tenue à Paris le 20 octobre 2023, l’historienne d’art Marjolaine Lévy a présenté une contribution remarquable sur les activités graphiques de ces artistes, concentrant notamment son attention sur Mohammed Melehi (1936-2020), lequel avait fait l’objet d’une monographie écrite par Michel Gauthier (Skira, 2019). Elle a montré comment son travail de peinture, fondée sur une géométrie vivement colorée, avait nourri une pratique originale du graphisme, en particulier pour les revues Souffles, Maghreb Art et Integral au tournant des années 1960, et dans sa direction de l’agence d’arts graphiques et appliqués SHOOF à partir de 1974. D’une façon pleinement décentrée, au lieu de mettre en valeur les points communs des œuvres de Mohammed Melehi avec les tenants occidentaux du hard edge, méthode qui a pour principal défaut de toujours reconduire à l’idée d’un centre diffusant ses principes vers des périphéries, elle a insisté sur la manière dont ces œuvres se sont nourries des formes et des solutions plastiques présentes dans les arts traditionnels et populaires du Maroc : tapis, bijoux, maroquinerie, tatouages, décors des mosquées et des zawiyas, etc.
Mohammed Melehi ne cessa jamais de présenter des montages photographiques ou des expositions qui juxtaposaient ses tableaux et créations graphiques, ou ceux de ses étudiants, avec des artefacts traditionnels, manifestant ainsi leur singularité en même temps que leur capacité à proposer un renouvellement de l’abstraction comme langage global, en l’insérant dans une géographie culturelle diversifiée; ce qui revient, comme l’a montré l’historien d’art et éditeur Morad Montazami, « à ressaisir dans le travail de l’artisan un savoir agissant, plein de ses forces plastiques propres et de ses promesses d’avenir ». Dans ses créations graphiques, Mohammed Melehi imagina, par exemple pour la typographie du titre de la revue Souffles, des versions modernisées de l’écriture koufique, laquelle avait connu sa période de diffusion maximale dans le monde musulman entre le VIIe et le XIIe siècles.
LES RACINES ARTISANALES DE L’ART
À l’époque des pionniers de l’abstraction occidentale, au début du XXe siècle, il n’était pas rare que les artistes revendiquassent de façon analogue une similitude de pratiques avec les arts et artisanats populaires. L’Almanach du Blaue Reiter (« Cavalier bleu »), publié en 1912 à Munich par Vassily Kandinsky et Franz Marc, multipliait ainsi les reproductions de gravures populaires russes, de peintures sous verre bavaroises et de sculptures non occidentales, suggérant un effet de « miroir », comme l’écrivait Kandinsky, « un lien avec le passé ainsi qu’une lueur éclairant l’avenir ». De même, au moment où l’abstraction se proposait de repartir à zéro, après la Deuxième Guerre mondiale, nombre de ses tenants français établissaient sa validité sur des parallèles avec des formes artistiques ou artisanales très anciennes, avec notamment une prédilection pour les traditions ornementales celtes. Le petit volume manifeste Pour et contre l’art abstrait, paru en 1947 à Paris sous la direction de Gaston Diehl, s’ouvrait ainsi par une étude des « Préludes à l’art dit “abstrait” » et une réflexion sur «L’art irlandais», dont l’auteur se demandait si « dans l’effort moderne vers l’abstraction n’entre pas pour une part un retour de ces antiques terreurs ».
Puis cette manière de légitimer l’art moderne et contemporain par des sources ancestrales et ataviques apparut comme un cliché, peu susceptible de permettre de comprendre ce qui se jouait dans le temps présent, avant de rencontrer, plus récemment, un certain regain de faveur, notamment pour ce qui concerne les travaux des jeunes artistes femmes. On peut se demander si l’histoire des modernités globales connaîtra un jour la même évolution, si, une fois reconnue pleinement la qualité des œuvres d’artistes comme Mohammed Melehi, une fois assurée leur place dans un grand récit de l’art de la seconde moitié du XXe siècle, on ne s’attachera pas d’abord à en proposer une analyse intrinsèque, en dégageant les évolutions et les significations propres. Il est sans doute trop tôt pour le dire.