Née en 1993 aux États-Unis, Issy Wood vit et travaille à Londres. L’artiste est devenue en quelques années la coqueluche des collectionneurs d’art contemporain. Dans son œuvre plastique, essentiellement composée de peintures, elle met en tension des images souvent empruntées à la surproduction visuelle actuelle – photographies de voitures sur des blogs de passionnés ou clichés médicaux, catalogues de ventes aux enchères, publicités, séries télé, etc. – et à son histoire personnelle. Son travail est nourri, non sans perversité, de la fascination contemporaine pour l’artifice et de notre goût massif pour l’abondance (des objets, des déchets, des images) élevée à un rang industriel. L’artiste y souligne avec ironie la violence ordinaire et s’oppose aux normes, de bon goût et de bienséance. Elle manipule certains procédés de l’histoire de l’art moderne devenus des poncifs, tels que le gros plan des modernistes américains, l’informe de Georges Bataille, le collage surréaliste ou l’accumulation des Nouveaux Réalistes, qu’elle mâtine d’une bonne dose de « trash ». De même, elle paraît déjouer dans sa pratique même l’autorité du peintre et avec elle, le concept d’originalité qui a longtemps prévalu dans le récit artistique, utilisant manifestement une peinture à huile très diluée, dont le fini duveteux dissout son geste quand il ne singe pas l’esthétique nacrée et boursouflée du dernier Auguste Renoir.
SAVOIR DIRE NON
Un tableau, accroché dans le corridor qui mène à la première salle de l’exposition, donne le ton. De petit format (mesurant à peine 30 × 20 cm, il pourrait aisément échapper à l’attention du visiteur), il s’intitule Study for No (2019). Les lettres N et O y sont placées comme des sculptures de marbre dans un paysage, joliment ornées, puis répétées sur de mignons flacons de verre. Cette peinture a une valeur programmatique, tant du point de vue intime (« savoir dire non s’apprend », dit l’artiste) et pictural (où l’image déploie un régime de significations ambivalentes) que pour l’exposition, à laquelle elle prête son titre. À la grâce du lettrage, à la mièvrerie des entrelacs fleuris et à la délicatesse des fioles est donc opposé, sur un ciel sombre de mauvais augure, un NON vigoureux. On est prévenu : les conventions artistiques et sociales vont « en prendre pour leur grade ».
Rebecca Lamarche-Vadel, directrice de Lafayette Anticipations – Fondation Galeries Lafayette et commissaire de la manifestation, a imaginé un parcours thématique pour présenter au public parisien une soixantaine d’œuvres, la plupart inédites. Ce parcours est rythmé de textes de l’artiste, autrice de plusieurs recueils et qui a tenu durant de longues années un blog dans lequel elle se livrait sans fard. Dès la première salle, Issy Wood pose un regard critique sur ses parents, un couple de médecins qu’elle décrit volontiers froids et emplis d’attentes démesurées à son égard. Ainsi, plusieurs tableaux – tel Go, daddy! (Lifechanging magic), 2023 – représentent des intérieurs de voiture de luxe, l’attribut principal et ridicule, selon l’artiste, du quadragénaire fraîchement divorcé, et des manteaux coûteux, vus communément comme des éléments essentiels à la construction de la féminité (Into the darkness, 2018). D’autres œuvres juxtaposent des images hétérogènes – un trench, une statue de pharaon, des sièges auto – selon une recette empruntée au cinéma, à la télévision et aux jeux vidéo, l’écran partagé ousplit screen (Study for then again 2,2022).
Le parcours se poursuit avec une section consacrée aux motifs de l’armure et de la canette vide, réunis ici pour leur proximité formelle. L’armure intéresse l’artiste en raison de l’ambiguïté de ses fonctions et de ses significations, entre ornement et protection, entre violence et vulnérabilité (I told her so, 2022). Le tableau Trash 6 (2023) détourne quant à lui des publicités pour les poubelles de recyclage qui– selon les termes d’Issy Wood –subliment « vos ordures dégoûtantes », soit le cynisme ultracapitaliste poussé à son extrémité.
MONTRER LE « MOCHE »
Les deux salles suivantes explorent une certaine conception de la domesticité et ses liens avec la mort. De grandes toiles à l’espace saturé de juxtapositions de vaisselle en porcelaine soulignent le poids des traditions bourgeoises et l’angoisse qu’elles génèrent, tout en en exaltant sa laideur maniérée – Help yourself (large), 2022. Elles révèlent, en évoquant les ventes aux enchères après décès, l’absurdité du matérialisme qui encombre si lourdement les proches des disparus. Des tableautins, représentant des saucières zoomorphes (aussi désuètes que cruelles, car de la forme de l’animal cuisiné en leur sein) tel Crabtime (2021), mais également des images attendrissantes de lapins et de cygnes, sans oublier un portrait d’un loulou de Poméranie fort satisfait (Opium over the holidays, 2021), examinent quant à eux nos rapports corrompus à la nature et à l’animalité.
La section consacrée aux dents est probablement la plus saisissante de l’exposition, avec celle, finale, qui réunit les autoportraits d’Issy Wood. Dans l’une et l’autre, les œuvres portent sur la standardisation du corps humain, par le recours à la dentisterie ou au selfie. À cette quête si largement partagée, l’artiste, qui ne cache pas son intérêt pour la « mocheté », répond par une exaltation de la monstruosité : bouchées béantes et luisantes (Study for Wednesday, 2022), vues en plongée de couronnes en or ou d’appareils dentaires juvéniles, mais aussi visage déformé par le gros plan, l’usage d’un miroir ou les larmes (Self portrait 21, 2022).
Enfin, la commissaire Rebecca Lamarche-Vadel dédie deux espaces à des thématiques qui se révèlent parentes : le temps qui passe et l’impossibilité de figurer la féminité. Aux côtés des images de faux ongles et d’horloges plus kitsch les unes que les autres (Recent Clocks, 2020) se distingue, sur les cimaises de la Fondation, une représentation de statuette égyptienne, non un sphinx comme l’indique l’artiste, mais un oushebti, un serviteur funéraire souvent en faïence bleue (Sphinx making the best of a seasonal depression, 2018). Il s’agit d’un portrait de la mère de l’artiste, « bienveillant, mythique, ornemental et […] pas trop genré », qui frappe, au regard des tableaux voisins, par son hiératisme atemporel.
Issy Wood peint et écrit. Elle fait aussi de la musique, dans les traces d’autres artistes dites « badass » (Yoko Ono, Laurie Anderson, Kim Gordon, etc.) : « Chaque pratique, explique-t-elle dans les pages du catalogue de l’exposition, montre une part de moi que les autres n’atteignent pas tout à fait, comme un peep-show où l’on voit un acte de débauche à travers un petit trou ou un objectif. Je veux sortir tout ce que j’ai en moi, mais pas dans un seul médium. »
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« Issy Wood : Study for No », 18 octobre 2023 - 7 janvier 2024, Lafayette Anticipations – Fondation Galeries Lafayette, 9, rue du Plâtre, 75004 Paris.