Le marché de l'art n'est pas réputé pour sa conscience, mais les nouvelles initiatives lancées à Art Basel Miami Beach et au-delà signalent un changement de comportement à l'égard des modèles de financement philanthropiques et sociaux, en particulier chez les jeunes collectionneurs.
La principale d'entre elles est Access by Art Basel, une plateforme de vente en ligne pour les galeries qui intègre une composante philanthropique dans sa technologie. Pour chaque œuvre vendue, les collectionneurs sont tenus de verser 10 % supplémentaires (ou plus) du prix de l'œuvre soit au Comité international de la Croix-Rouge, qui apportera un soutien humanitaire aux personnes touchées par la guerre entre Israël et le Hamas, soit à la Miami Foundation's Collective Impact Scheme. Les sommes en jeu ne sont pas énormes, surtout si on les compare aux milliards de dollars d'œuvres d'art qui seront échangées à Miami cette semaine. Au total, 15 galeries, dont Hauser & Wirth, Pace, Sprüth Magers, Luhring Augustine et Fredric Snitzer Gallery, proposent 15 œuvres d'une valeur totale de 1,8 million de dollars, ce qui signifie qu'un minimum de 180 000 dollars sera collecté pour les causes sélectionnées.
La présidente de Pace, Samanthe Rubell, affirme qu'il n'y a eu aucune hésitation quant à la participation de la galerie. « L'art a le pouvoir de changer le monde et de bénéficier aux communautés dans leur ensemble », déclare-t-elle, reconnaissant que le marché a la « responsabilité » de jouer son rôle. Parmi les quatre ventes signalées via Access by Art Basel lors de la journée VIP de la foire, citons Geyser (2023) de Matthew Day Jackson, que Pace a vendu pour 168 182 dollars, avec un don de 16 818 dollars, et Sinking Waltz (2023) d'Angel Otero, cédé par Hauser & Wirth au prix de 285 000 dollars, avec un don de 28 500 dollars.
Access by Art Basel est l'idée de Noah Horowitz, directeur général d'Art Basel, qui précise que les prix des œuvres sont fixes, mais que les promesses de dons ne le sont pas. La plateforme comporte ainsi un élément d'enchères. « Les œuvres se vendent à l'offre choisie par la galerie, et non à la première offre », ajoute-t-il.
Cette nouvelle plateforme fait suite à une autre initiative à caractère philanthropique, Artist's Choice, que Noah Horowitz a lancée l'année dernière alors qu'il était employé par Sotheby's. Pour chaque œuvre vendue sur le premier marché, 15 % étaient reversés à une organisation caritative ou à une institution choisie par l'artiste. Ce lancement s'inscrit dans un contexte de forte augmentation des ventes aux enchères à but caritatif. En 2022, Christie's a enregistré une année sans précédent pour ce type de ventes, notamment la vente aux enchères record de 1,5 milliard de dollars de la collection de Paul G. Allen, dont le produit a été reversé à des causes philanthropiques, ce qui a permis à la succession de réduire ses impôts.
Collectionner comme un zillennial
La jeune génération de collectionneurs et de philanthropes a des idées radicalement différentes lorsqu'il s'agit de donner. Au lieu de signer des chèques en blanc pour soutenir de grandes et riches institutions, ils s'intéressent davantage aux modèles d'investissement à impact durable en faveur de l'environnement, de la diversité et de la redistribution des richesses – des thèmes qui correspondent à leurs propres opinions éthiques. Selon le dernier rapport Art & Finance publié par Deloitte et ArtTactic, les collectionneurs de la « nouvelle génération » (définis comme étant âgés de moins de 35 ans) sont à l'origine de cette évolution vers des modèles d'investissement axés sur l'objectif. Au cours de l'année écoulée, le nombre de jeunes collectionneurs intéressés par les initiatives culturelles qui soutiennent des projets philanthropiques a bondi de 50 % à 66 %. Par ailleurs, 41 % des collectionneurs de la nouvelle génération (contre 30 % des collectionneurs plus âgés) déclarent rechercher des stratégies d'investissement axées sur des objectifs précis, contre 31 % en 2021. Les milléniaux semblent également très motivés par les incitations financières. Selon le rapport, 83 % des collectionneurs de la nouvelle génération déclarent que les rendements des investissements sont essentiels lors de l'achat d'œuvres d'art (contre 50 % en 2021).
Le conseiller en philanthropie Scott Stover, dont le podcast Giving Back Is Dead s'intéresse à la nouvelle génération de philanthropes, explique que le modèle historique repose sur « l'appartenance à un club social d'élite en fonction du montant que l'on peut donner ». En revanche, la nouvelle génération « ne veut pas être impliquée dans des initiatives qui sont perçues comme excluantes et élitistes ». Ils veulent également des preuves de leur impact, « une façon de montrer qu'il y a des progrès directement liés à leur mission », ajoute Scott Stover. Le conseiller prédit que les dons à des activités qui génèrent des revenus à long terme pour les institutions, telles que les systèmes de licence d'image, deviendront plus populaires.
La plupart des nouvelles initiatives qui apparaissent sur le marché sont lancées par des artistes qui ouvrent la voie, suivis par des marchands. Certaines galeries ont même versé des sommes importantes à des associations caritatives d'artistes pour tenter de les détourner de leurs rivaux. En 2015, l'année où Mark Bradford a signé un contrat de représentation exclusive avec Hauser & Wirth, la galerie a versé 800 550 dollars à l'association à but non lucratif de l'artiste, Art + Practice, tandis que White Cube (qui le représentait alors) y a apporté sa contribution à hauteur de 1,4 million de dollars. En 2016, après le départ de Bradford de White Cube, Hauser & Wirth a augmenté sa donation à 3,6 millions de dollars.
La liste ArtReview Power 100 de cette année reflète certaines de ces évolutions vers un avenir plus éthique, les dix premières places étant occupées par des artistes qui, selon le magazine, « utilisent leurs plateformes non seulement pour discuter de la liberté, mais aussi pour la pratiquer, en intervenant par des actes ainsi que par des mots (et des images) dans les questions politiques urgentes et sociales du moment ». En tête de liste figure Nan Goldin, qui a travaillé sans relâche pour demander des comptes à la famille Sackler sur l'épidémie d'opioïdes et qui a soutenu avec force le peuple palestinien dans le cadre de la guerre entre Israël et le Hamas.
Scott Stover note que Nan Goldin a « fondamentalement changé » le paysage des donateurs, non seulement aux États-Unis, mais aussi en Europe et au Royaume-Uni. « Aujourd'hui, aucun comité de direction d’une institution artistique à but non lucratif ne peut éluder la question de l'origine de la fortune de ses donateurs, déclare-t-il. Elle était prête à ruiner sa carrière en révélant cette histoire au public, ce que les grandes institutions ne voulaient pas. »
En partie grâce à Gagosian, qui a vendu deux photographies de Nan Goldin à la foire (pour 50 000 à 60 000 dollars), l'artiste a fait son retour sur le marché. « Pourquoi les galeries ne suivraient-elles pas ces tendances ? demande Scott Stover. Le marché de l'art n'est pas mauvais, et je pense que les jeunes pourraient être motivés d’acheter ses œuvres après avoir vu son film [le documentaire All the Beauty and the Bloodshed (2022) de Laura Poitras]. »
L'après baby-boomers
Comme le souligne le rapport Deloitte/ArtTactic, ces changements sur le marché de l'art reflètent l'évolution plus générale du marché financier vers des investissements axés sur l'environnement, la société et la gouvernance (ESG). Selon le rapport, les actifs mondiaux des fonds ESG atteindront environ 2 500 milliards de dollars à la fin de 2022.
La durabilité environnementale est au cœur du cadre ESG, ce à quoi s'oppose le gouverneur de Floride, Ron DeSantis. En mai, ce dernier a promulgué une loi interdisant aux fonctionnaires de l'État d'investir des fonds publics pour promouvoir les objectifs ESG et interdisant la vente d'obligations ESG.
Malgré cela, Art Basel Miami Beach noue des liens avec des organisations environnementales. Cette année, la foire a lancé un partenariat avec Parley for the Oceans, qui expose des planches de surf et des sacs en édition limitée conçus par des artistes tels que Ed Ruscha, Jenny Holzer, Pipilotti Rist et Doug Aitken. L'objectif est de collecter des fonds pour des initiatives visant à protéger les écosystèmes marins et à soutenir les réponses apportées par les communautés aux menaces écologiques.
Les partenariats et les coentreprises de ce type sont susceptibles de devenir plus courants. Comme le dit Scott Stover : « Les générations suivantes accordent de l'importance à la communauté et au travail en collaboration, c'est pourquoi nous verrons probablement plus de partenariats que de dons purement transactionnels. »
Bien qu'il ne s'agisse encore que d'une goutte d'eau dans l'océan, les nouveaux modèles de financement qui soutiennent les causes sociales ainsi que l'écosystème de l'art pourraient fournir un cadre indispensable à la viabilité à long terme. Si l'on ajoute à cela le grand transfert de richesses, estimé à 100 000 milliards de dollars, de la génération des baby-boomers à leurs héritiers plus à gauche, généralement considérés comme privilégiant la justice redistributive à la création de richesses, l'effet de ruissellement sur le marché de l'art pourrait être considérable.