Le nom de la sculptrice Chana Orloff (1888-1968) bruisse, à bas bruit, depuis le lointain du Montparnasse cosmopolite des avant-gardes des années 1910. Ce nom résonne entre les interstices des figures masculines qui résumeraient l’art moderne : Amedeo Modigliani, Chaïm Soutine, Pablo Picasso, Guillaume Apollinaire, Ossip Zadkine, Marc Chagall, Fernand Léger… Les citer ne se veut pas un désir de recommencer une histoire si connue qu’aujourd’hui elle lasse par ses absences jamais vraiment comblées. Chana Orloff est l’une de ces incompréhensibles absences, elle qui fut l’amie de cet aréopage de créateurs, le côtoya à la cité Falguière ou à La Ruche, dans le 15e arrondissement de Paris, et fit son apprentissage de la sculpture dans ces mêmes lieux – à l’Académie Vassilieff.
Dans une lettre de 1928, l’écrivain Stefan Zweig écrit à sa femme Friderike : « J’irai voir la prodigieuse sculptrice Hannah Orloff, dont les œuvres font en ce moment sensation à Paris. » Le témoignage est précieux : Chana Orloff est connue en son temps, en France et dans bien des capitales européennes, à New York également. Et si la rapide et incontestable notoriété de la sculptrice dans le Paris de l’entre-deux-guerres nous étonne aujourd’hui, c’est à la mesure du lent oubli contemporain de son œuvre sculpté. L’exposition du musée Zadkine, à Paris, « Chana Orloff. Sculpter l’époque », répare à raison cette injustice, rassemblant des œuvres de l’artiste des années de formation à la célébrité internationale, réservant néanmoins l’espace lumineux de l’atelier du jardin à une brève évocation de sa création d’après 1945. Le travail sculptural tardif de Chana Orloff se caractérisant par une monumentalité inédite et par un retour à l’héritage d’Auguste Rodin dans le geste ainsi qu’à un expressionnisme inhabituel dans la représentation de la figure humaine.
L’ASCENSION D’UNE ARTISTE
L’initiative du musée Zadkine est donc à saluer, qui honore l’artiste tout autant que la femme et la mère que fut Chana Orloff, née en 1888 à Tsaré-Constantinovska, en Ukraine. Venue de Palestine ottomane, où sa famille s’est installée en 1906, fuyant les pogroms antisémites de la Russie tsariste, elle arrive seule à Paris à l’été 1910 pour y devenir appren tie couturière. La jeune femme de 22 ans, entrée à l’École des arts décoratifs, décide d’être sculptrice. Un choix qu’elle semble assumer avec aisance et évidence, et une détermination jamais démentie. Un choix artistique qui, en peu d’années, fait d’elle une femme financièrement indépendante et une sculptrice très prisée des collectionneurs, exposant au Salon d’Automne et dans les galeries parisiennes.
Chana Orloff fait partie de ces artistes qui « collent » à leur époque, sans aspérité, sans faux pas : elle est une femme moderne – ou se construit comme telle, elle qui doit élever en célibataire son jeune fils Elie né en 1918 de son mariage avec le poète juif polonais Ary Justman décédé en 1919. Elle est une femme de la modernité sociale dans le milieu privilégié des salons mondains et intellectuels qu’elle fréquente, particulièrement celui de l’Américaine lesbienne Natalie Clifford Barney. Elle est une artiste moderne qui s’est attachée à saisir et à dessiner ce que nous pourrions qualifier de « ressemblance moderne ».
Dès 1915, la jeune sculptrice, qui ne s’est pas embarrassée d’un long apprentissage, proposait déjà une subtile et épurée figure en bronze de l’amazone, réunissant deux motifs qui seront désormais les siens : le trait stylisé – mais jamais jusqu’à l’abstraction – de la figure humaine et une certaine appétence pour l’art animalier. En 1920, Chana Orloff réalise en bois le portrait en bas relief de « Miss Barney ».
En 1923, elle exécute en bronze celui, en pied, de la peintre américaine Romaine Brooks*1. Une sculpture à la sobriété tendue de mélancolie, où l’enveloppant manteau du modèle organise toute la sensibilité frissonnante du volume lisse et uni. Cette « ressemblance moderne » se déploie dans la série de portraits qu’elle réalise pour l’élite intellectuelle et artistique parisienne des années 1920. Ces portraits, comme s’enthousiasme Stefan Zweig, « font […] sensation » et assurent à Chana Orloff sa notoriété. Une sorte de « galerie portraitiste » où l’on s’amuse, à travers le souci ornemental d’un détail vestimentaire (Dame à l’éventail, 1920), l’expressivité démesurée d’un regard intérieur (Le Peintre Reuven Rubin, 1926) ou la truculence assise d’une attitude familière (Le Peintre Widhopff ou L’Homme à la pipe, 1924), à « reconnaître » les traits de peintres proches. Mais Chana Orloff n’est jamais aussi moderne que lorsqu’elle portraiture en buste le trio d’architectes Art déco Auguste Perret, Francis Jourdain et Pierre Chareau, lesquels conçoivent et aménagent, en 1926, sa maison-atelier*2, villa Seurat, près du parc Montsouris.
DE LA RONDEUR STYLISÉE À LA FRAGMENTATION
La sculpture de Chana Orloff vibre de figures humaines qu’elle élargit en développant les motifs de la maternité(fusionnelle),de la femme enceinte, dans le double souvenir visuel de la peinture italienne de la Renaissance et des arts archaïques lesquels fondent son vocabulaire plastique. Cette humanité de l’artiste, non privée d’une douce ironie, nous la retrouvons avec générosité et attention dans ses sculptures d’enfant : celle, hiératique, d’Ida Chagall (1927), dont la stylisation de la chevelure bouclée évoque les coiffes féminines de la statuaire égyptienne; celle de Nadine (1921),
en bois clair, laissant affleurer en quelques lignes simples la sagesse du vêtement d’une petite fille aux mains croisées; celles de son fils Elie, qu’elle sculpte aux différents âges de l’enfance. Le portrait qu’elle exécute en 1921, L’Enfant Didi, fut volé pendant l’Occupation lors du pillage de son atelier, alors qu’elle s’était exilée en Suisse en 1942. Il a récemment été restitué à sa famille *3. L’art sculptural de Chana Orloff synthétise mais ne fragmente pas. Il ramasse le volume, l’unifie, ignorant le vide. L’artiste refuse les injonctions cubistes, privilégie la taille directe, utilise le bois, le ciment, la pierre et le bronze; sa préférence allant au bois, qu’elle considère comme « une incarnation de tous les éléments de la nature : l’homme, l’animal et la plante » et qu’elle peut travailler dans l’élongation et la verticalité, dans l’arrondi ample. Elle se rapproche ainsi d’une nouvelle génération de sculpteurs, notamment de François Pompon et de Jacques Lipchitz, rompant avec l’expressionnisme tourmenté d’Auguste Rodin. Après 1945, à son retour à Paris, Chana Orloff sculpte une frêle figure humaine assise, pensive. Le bronze est dorénavant fragmenté par rapides cassures. Dans le monde d’après la Shoah, le corps lisse de la sculpture se fracture… Chana Orloff, qui va alors réaliser des sculptures monumentales pour des institutions du nouvel État d’Israël, défait les surfaces polies, unies, tout en conservant la bienveillance de son regard.
-
*1 Visible dans l’exposition « Le Paris de la modernité, 1905-1925 », 14 novembre 2023-14 avril 2024, Petit-Palais, avenue Winston-Churchill, 75008 Paris.
*2 Ateliers-musée Chana Orloff, 7 bis, villa Seurat, 75014 Paris.
*3 Cette histoire est racontée dans l’exposition « L’Enfant Didi, itinéraire d’une œuvre spoliée de Chana Orloff, 1921-2023 », 19 novembre 2023-
29 septembre 2024, musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, hôtel de Saint-Aignan, 71, rue du Temple, 75003 Paris.
« Chana Orloff. Sculpter l’époque », 15 novembre 2023 - 31 mars 2024, musée Zadkine, 100 bis, rue d’Assas, 75006 Paris.