Julien Creuzet a dévoilé ce 6 février 2024, lors d’une conférence de presse à la Maison Édouard Glissant, face au rocher du Diamant et à la mer des Caraïbes, en Martinique, les premières intentions de son projet artistique pour le Pavillon français de la 60e exposition internationale d’art - La Biennale di Venezia, intitulée « Foreigners Everywhere » par son commissaire Adriano Pedrosa. L’exposition se déroulera du 20 avril au 24 novembre 2024 (journées professionnelles : du 17 au 19 avril).
« Lorsque j’étais petit, le monde venait quotidiennement dans cette maison – des amis, des penseurs, des ministres – prendre le ti-punch avec mon père, a témoigné en préambule Mathieu Glissant. En ce grand jour, je suis ému car cela faisait très longtemps que je n’avais pas vu autant de personnes ici. J’ai vraiment l’impression d’une renaissance de ce lieu, à la fois isolé et au centre de beaucoup de choses. Je suis fier que cette maison accueille le lancement du Edouard Glissant Art Fund pour soutenir la résidence d’artistes et l’annonce du programme de Julien Creuzet, qui l’inaugure. C’est un moment historique : c’est la première fois que le Pavillon français est représenté par un artiste franco-caribéen, et que l’on fait une annonce en dehors de l’Hexagone. Pour moi, Julien Creuzet a tellement en commun avec l’œuvre d’Édouard Glissant. Ses œuvres semblent parfois abolir les frontières entre le présent, le passé et le futur. Comment s’inscrire dans le temps était aussi au centre du travail d’Édouard Glissant. Je suis fier que l’on vienne de Paris en Martinique pour annoncer ce qui va se passer à Venise. C’est une manière de créer des ponts, renvoyant à cette idée d’archipel. » « Agis dans ton lieu, pense avec le monde ! », pour reprendre Édouard Glissant.
« Être en Martinique est hautement symbolique, confie Julien Creuzet. Pour certains, c’est un déplacement. Pour moi, c’est naturel et nécessaire d’être à l’endroit où j’ai grandi, dans le quartier de la Dillon. Ce lieu m’accompagne depuis toujours. Je suis né au Blanc-Mesnil, en banlieue parisienne, mais à un mois j’étais déjà chez ma grand-mère. Revenir au pays est très important pour toute la diaspora. J’ai étudié ici, à Rivière-Salée, au lycée de Bellevue ; j’ai été nourri par ce territoire, les différents imaginaires que cette terre offre, à voir ou à ressentir, à l’intérieur du corps. Certaines choses ne s’expliquent pas, elles sont dans le sang ; elles jaillissent par les gestes, les mots. On n’échappe jamais aux mystères de l’enfance. On m’emmenait voir des expositions, aux vernissages ; j’ai le souvenir de l’atelier d’Ernest Breleur, de René Louise ; beaucoup d’artistes m’ont marqué ici. Si nous sommes en Martinique, c’est pour partager quelque chose qui pour moi est très important. »
Au commencement était la poésie, donnant son titre au projet du Pavillon français pour la Biennale Arte 2024 :
Attila cataracte
ta source aux
pieds des pitons
verts
finira dans
la grande
mer
gouffre bleu
nous nous
noyâmes dans les
larmes
marées
de la lune
« Le week-end, mon père nous emmenait avec mon petit frère dans les bois de L’Anse Couleuvre chercher la mygale, la Matoutou Falaise, explique Julien Creuzet. Essayer de l’entrevoir dans la densité des feuillages est parfois une rencontre fortuite, parfois une difficulté ; une véritable quête en profondeur. On croit la voir et elle n’y est pas ; on ne la voit pas ; on la fantasme. Quelque chose de cet ordre est pensé, discuté pour le pavillon, qui est essentiel, au cœur de l’art. Qu’est-ce que regarder, voir, entrevoir, apercevoir ? Et si on cherche, peut-être faut-il commencer à passer le corps à travers cette végétation. Le pavillon sera à cette image. Personne n’aura la même circulation. Certes, il y a une trace, mais il y a aussi du hors-piste. Le corps sera sollicité. Ce que je désire proposer aux publics, c’est une zone de confluence complexe et sensorielle, une expérience à vivre profondément. C’est cela qui se joue au sein de cet espace pour moi. C’est un carrefour, un lieu où l’on peut tout rencontrer et surtout être face à soi-même. »
Six nouvelles vidéos, plus de quatre-vingts sculptures, une œuvre musicale… un parfum de mystère, soigneusement entretenu, préserve l’effet de surprise de cet environnement immersif qui promet d’être dense. « Le partage sera au cœur du pavillon, avec notamment l’oralité, précise Cindy Sissokho. Nous avons décidé de créer des pièces sonores, près de soixante-dix, avec différents intervenants, déclinées tout au long de la biennale. Elles vont aussi donner lieu à un livre d’artiste. »
« Chaque imaginaire de la mer, chaque endroit du monde a sa manière de rentrer en relation avec cette immensité bleue, poursuit Julien Creuzet. Pour cette raison, j’ai voulu que ce livre rassemble plusieurs langues, dans une vision presque panafricaine ; voir comment cet imaginaire pouvait ouvrir une pensée infinie. Toutes les langues présentes dans ce catalogue sont à l’intérieur du créole, comme s’il se dénouait pour apparaître en anglais, en français, en portugais… Cela pose la question de la traduction de la poésie. Le pavillon sera une expérience à vivre, avec ces voix, ces formes ; ce catalogue sera la compilation d’un corpus de textes que l’on peut prendre le temps d’analyser, de décrypter. » Et de conclure : « La poésie ouvre des imaginaires, elle m’accompagne comme mes œuvres. Le projet est en train de s’élaborer, cette présentation en Martinique en est une première étape. Je n’ai pas forcément besoin d’en dire plus. La poésie nous touche, chacun, en fonction de nos bagages référentiels. Je me laisse le temps d’affiner le projet au moment du montage dans le pavillon à Venise. »