Ce n’est pas une exposition mais un émerveillement qu’offre le Kunstmuseum de Berne avec cette rétrospective de Markus Raetz (1941-2020), au titre moins énigmatique qu’il n’y paraît : « OUI NON SI NO YES NO ». Une présentation posthume certes, mais aux prémices de laquelle l’artiste bernois, l’une des figures majeures de l’art suisse contemporain, a néanmoins pris part jusqu’à sa disparition. La monographie se découpe en deux parties : au rez-de-chaussée, les œuvres statiques ; à l’étage, les mobiles. Que l’on parcoure l’un ou l’autre niveau, qu’il s’agisse de bidimension ou de tridimension, on devine instantanément chez Markus Raetz l’importance du dessin.
Ses carnets de croquis, splendides, attestent de la virtuosité de son trait, doublé d’une maîtrise de techniques variées, sinon de styles. C’est ce trait ou, plus exactement, ce sont ces lignes que l’artiste va, au fil du temps, faire jaillir dans l’espace. Ainsi dessine-t-il un corps féminin (Eva, 1970) avec trois frêles branches – deux en forme de « parenthèses » pour les hanches, une autre en « Y » esquissant un pubis –, son interprétation de L’Origine du monde de Gustave Courbet. Tel un alphabet, tout le vocabulaire « raetzien » se déploie dans cette œuvre de 6,5 mètres de long intitulée Neapelfries (« Frise de Naples », 1980), flux de motifs méticuleusement accrochés à la manière d’un entomologiste.
De l'autre côté du miroir
Avec une radicale économie de moyens, mais un humour et une poésie infinis, Markus Raetz fixe à la cimaise une simple poignée de feuilles d’eucalyptus desquelles surgissent, en anamorphose, deux visages. Pour peu, on passerait à côté sans les voir. Passer à côté ou plutôt autour des œuvres est impératif. Ainsi en est-il de la sculpture Madame et Monsieur (2009), deux personnages conçus en fil de fer qui, si l’on tourne autour, changent perpétuellement de genre. Il en va de même d’un tandem d’objets du quotidien : un grand verre et une petite bouteille lesquels, une fois la circonvolution opérée, se métamorphosent en un petit verre et une grande bouteille. Markus Raetz confronte le spectateur à une réalité, qui, aussitôt, peut devenir tout autre, voire son parfait opposé. De l’art de dire une chose et son contraire.
C’est également le cas des célèbres Sculptures de mots. L’artiste, qui jadis fut instituteur, joue allègrement avec le langage, comme avec notre perception. En témoignent les pièces Yes/No, Todo/Nada, Oui/ Non ou Ich/Wir. Parfois, il bouscule davantage encore le regardeur. Dans une œuvre, le mot « Ceci » se reflète dans un miroir en un étrange « Cela ». Mieux : le mot « Ice » face au miroir fait apparaître deux lettres supplémentaires, « Al », pour former le prénom « Alice » (2008), afin de signifier, comme dans le roman de Lewis Carroll, qu’un univers se cache derrière le miroir. Reste que les mots « The Same », eux, se réfléchissent tels quels dans le miroir, non à l’envers. Amusante bizarrerie ! La question de savoir si une chose est peut-être différente que ce qu’elle semble être est assurément l’un des thèmes essentiels du travail de Markus Raetz.
Dans cette quête du trouble, les miroirs sont à la manœuvre. Sur un mur en angle sont accrochées quatre branches et une boule de bois. Un miroir installé de biais se charge de reconstituer, avec ces éléments épars, une poitrine de femme nue. L’artiste sait aussi nous mettre la tête à l’envers, au sens propre comme au figuré, avec la pièce Kopf 1 (1992). « En réalité, explique Livia Wermuth, commissaire adjointe de l’exposition, il y a les formes directement visibles et celles qui adviennent lorsque le spectateur se déplace autour de la sculpture, mais toutes ont leur importance. Markus Raetz aimait l’idée que ce soit le regard du spectateur qui achève l’œuvre en se mouvant autour. » Cette question de la métamorphose domine ses travaux tridimensionnels depuis la fin des années 1980.
Une dynamique du contrepoint
Dans nombre de pièces se lit aussi, en filigrane, l’appétence de l’artiste pour l’histoire de l’art : tels le surréalisme, avec la sculpture en forme de pipe Nichtrauch (« Non-fumeur », 1990-1992) ; le pop art avec l’œuvre Form im Raum, façon tête de Mickey ; ou l’art conceptuel, avec un hommage à l’artiste allemand Joseph Beuys et à sa performance intitulée Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort. L’œuvre Hasenspiegel (1988-2000) se compose d’un lapin (le lièvre) en fil de fer qui se contemple dans un miroir, son reflet renvoyant l’image d’un homme coiffé d’un chapeau (Joseph Beuys). Dire une chose et aussitôt son contraire, Markus Raetz l’a érigé en principe artistique.
À l’étage, le mouvement et l’instabilité que l’artiste produit donnent une dimension supplémentaire à son œuvre. Ainsi Moulage (1995- 2003), deux formes en laiton sombre tournant sur elles-mêmes : l’important n’est point lesdites pièces en tant que telles, mais le vide qui «danse» entre leurs lignes lorsqu’elles sont en mouvement. Dans une salle entière se loge Chambre de lecture (2013-2015) : 432 visages de profil en fil de fer suspendus à des câbles invisibles. Les expressions – joie, curiosité, ennui, satisfaction, colère… –, toutes différentes, évoquent l’infinie diversité de la physionomie humaine. Ces profils pivotent silencieusement autour de leur axe et se détournent les uns des autres par le courant d’air que le visiteur génère dans sa déambulation. Foule muette à la silhouette sans cesse changeante.
La vue étant chez Markus Raetz une notion primordiale, il n’est pas étonnant qu’il se soit frotté au cône de vision. Il en matérialise ainsi deux longs, noirs et pointus (Doppelkonus, 1986-2005), qu’il fiche à même un mur comme une incitation à aller « voir » derrière la paroi. De même l’installation d’envergure Ohne Titel (Wolke) [«Sans titre (Le Nuage)»], que Markus Raetz formalisait dans son atelier bernois depuis 2009 et dont il a laissé des esquisses utiles à son accrochage. Cette œuvre est ici montrée pour la première fois et c’est un bonheur. Elle consiste en une myriade de petites sculptures en fil métallique suspendues et tourbillonnantes. Presque collés au plafond, des éléments en tôle telles des hélices. Juste au-dessous, comme en lévitation, un fourmillement de figures dessine un cône de vision mêlant formes géométriques et objets du quotidien. Les fils de différentes longueurs font qu’elles ne se croisent jamais pendant leur rotation. Markus Raetz propose deux angles de vue principaux : de côté, on peut observer chaque objet individuellement ; de face se déploie le cône de vision formant un ensemble dense de structures linéaires, dont certaines se chevauchent. Ce « nuage » transparent qui se transforme en permanence donne naissance à une infinité d’images. L’expérience sensorielle est surprenante. Entre les lignes, Markus Raetz nous apprend à lire le monde.
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« Markus Raetz. OUI NON SI NO YES NO », 8 septembre 2023 - 25 février 2024, Kunstmuseum, Hodlerstrasse, 8-12, Berne, Suisse.