Ouverte le 28 avril 1925 à Paris, l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, avec ses vingt et une représentations nationales (sans les États-Unis et l’Allemagne) implantées de la place de la Concorde au pont de l’Alma et du rond-point des Champs-Élysées à l’esplanade des Invalides, visait à relancer la production industrielle française après la Première Guerre mondiale, en promouvant avec éclat ces fleurons majeurs que constituent le luxe et les savoir-faire traditionnels.
La manifestation est restée dans les annales comme la vitrine de l’Art déco (ou style 1925) qui se diffuse alors à partir de la France et dont l’exposition du Petit Palais, à Paris, conçue par Annick Lemoine et Juliette Singer, donne un riche aperçu dans ses dernières salles : des robes de Jeanne Lanvin aux bijoux de la maison Cartier en passant par des ferronneries d’Edgar Brandt ou Pierre Petit ; du mobilier de Jacques-Émile Ruhlmann aux céramiques et travaux en verre de René Lalique ; sans oublier les maquettes ou plans de projets architecturaux et les vues de décors intérieurs ; ainsi que des reliefs et des sculptures, dont le monumental Ours blanc (1922- 1925) de François Pompon à la toute fin du parcours.
Une histoire d'assimilation
La qualité des matériaux et des réalisations se combine à la simplicité géométrisée des lignes et des plans pour caractériser cette version rationnelle et apaisée de la modernité qui s’était manifestée en France depuis le dernier quart du XIXe siècle. Et c’est bien l’histoire de cette assimilation que retrace l’exposition « Le Paris de la modernité », faisant la part belle aux arts décoratifs et à la mode, aux productions industrielles et au monde du spectacle, au fil d’un parcours chronologique allant de la Belle Époque aux Années folles en passant par la Grande Guerre. Laquelle exposition, comme une chronique égrenant les moments forts, est rendue vivante autant par une galerie de portraits que par des documents, des objets ou des reconstitutions d’ambiances, tout en décrivant une certaine géographie du monde de l’art parisien des premières décennies du XXe siècle.
Avec cette manifestation, le musée clôt une trilogie dédiée à un siècle d’histoire de la capitale française, commencée en 2014 avec « Paris 1900, la Ville spectacle » et poursuivie en 2019 avec « Paris romantique (1815-1848) ». Le Petit Palais revient en outre sur sa propre histoire, le bâtiment ayant été inauguré, dans le cadre de l’Exposition universelle de 1900, par une importante rétrospective consacrée aux arts décoratifs jusqu’en 1800, tandis que les décorations peintes et sculptées qui l’ornent ont été complétées entre 1903 et 1925 (Henri Matisse et Albert Marquet y travaillant tout au début du siècle), et que les collections municipales qu’il abrite se sont enrichies dans le même temps. D’où l’accent mis ici sur le quartier des Champs-Élysées qui fournit sur l’époque un étonnant changement de repère : ce qui s’y joue étant la consécration officielle, non les ruptures et les scandales, et ceux qui y évoluent, l’élite mondaine et fortunée, non la bohème artiste.
Et si l’exposition s’ouvre avec le Salon d’Automne qui, passé du Petit au Grand Palais en 1903, révèle avec fracas le fauvisme au public en 1905, les affrontements – voire l’effervescence – qui ont marqué la période y paraissent en grande partie étouffés ; ainsi, la tour Eiffel est-elle un élément de décor dans les peintures de Robert Delaunay, ou le support des éclairages de Fernando Jacopozzi et les avions, des présences dans les ciels de tableaux du Douanier Rousseau ou encore de beaux objets techniques célébrés dans des manifestations populaires. Les cubistes dits « de salon », Roger de La Fresnaye, Henri Le Fauconnier, Albert Gleizes ou Jean Metzinger, occupent le terrain avec les grandes machines qu’ils exposent au Salon, alors que Georges Braque et Pablo Picasso montrent ailleurs ou – comme ce fut le cas pour Les Demoiselles d’Avignon de ce dernier présentées pour la première fois en 1916 au Salon d’Antin chez Paul Poiret – rencontrent l’incompréhension et refusent encore davantage d’exposer. Les relents nationalistes attachés à la réception du cubisme défendu par la galerie Kahnweiler, de même que ceux qui accompagnent l’arrivée des futuristes à Paris en 1912, ne sont guère perceptibles, tandis que la voie abstraite, ouverte entre autres par Piet Mondrian installé à Paris dès 1912, et représentée ici par un paysage cubisant de 1912, est quasi absente.
Des visions opposées du monde et de l'art
Au fil du parcours, innombrables sont les moments où l’on s’interroge sur ce que produisent un tel découpage chronologique et de telles reconfigurations, sous l’apparence déroutante d’un déroulé linéaire et logique : des Fauves au Salon de 1925, des charmants petits bustes d’Albert Marque au réalisme inquiétant de L’Équilibre (ou Bébé boule) par Max Blondat. Certains commentateurs se sont exprimés en 1925, avec virulence, sur l’écart séparant l’économie de moyens et la radicalité architecturale du pavillon de l’U.R.S.S., conçu par Konstantin Melnikov dans l’esprit de l’art prolétarien promu par le régime, et le choix de présenter en parallèle les accomplissements techniques des architectes-décorateurs français sous la forme, jugée d’un autre temps, de l’hôtel d’un riche collectionneur ou de la résidence d’un ambassadeur.
Il en va là de visions opposées du monde et de l’art, dont témoignait également le pavillon de l’Esprit Nouveau, créé par Le Corbusier et Pierre Jeanneret dans une recherche de standardisation et de rupture complète avec les arts décoratifs traditionnels, qui ne pouvaient que les placer en butte à l’hostilité de la direction des services d’architecture de l’Exposition. Pourtant, c’est ce pavillon et les questions qui y étaient posées qui ont trouvé par la suite les plus vifs échos, déployant la modernité dans une tout autre direction. Mais c’est aussi une autre histoire qui s’écrit alors, suivant une temporalité et dans une géographie différentes, plus larges et ouvertes : moins centrée sur Paris, même dans sa force d’attraction cosmopolite, cependant prise comme un centre, et où 1925 n’est pas le terme d’un mouvement, mais un moment parmi d’autres de cristallisation des débats tant artistiques que sociaux, politiques et idéologiques, qui ont défini les premières décennies du XXe siècle tout en constituant l’idée de la modernité.
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« Le Paris de la modernité (1905- 1925) », 14 novembre 2023-14 avril 2024, Petit Palais, avenue WinstonChurchill, 75008 Paris