Il est toujours passionnant de voir une œuvre se déployer sur une vingtaine d’années, de voir une première « rétro(pros)pective » d’un artiste dont on a pu suivre les premières expositions, comme « Dynasty » au musée d’Art moderne de Paris et au Palais de Tokyo, en 2010 ; dont on a vu des expositions jalons, comme « Libre-Échange » au Monoprix d’Arles pour les Rencontres photographiques en 2019. Et pourtant, Hugo Vitrani, commissaire de l’exposition, le souligne : « Il y a beaucoup d’œuvres de Mohamed Bourouissa qui ont été montrées au bout du monde, en Australie par exemple, et dont on n’a vu que quelques images sur les réseaux sociaux ou dans des livres. » À partir de photographies, de films, de dessins et de sculptures, l’exposition « Signal » permet de remettre à jour la vision d’une œuvre.
Une forêt d'images
« Signal » est un jardin dans lequel on se promène de massif en massif, dans lequel on écoute le bruit des mimosas et le son de vidéos dont les voix peuplent ces bosquets. Car des écrans sont disposés tout au long de l’exposition, diffusant chacun le même film simultanément. Le sol est jaune par endroits, c’est un jardin méditerranéen – dont on devine d’ailleurs des bribes dans le film Les Oiseaux de paradis (2018-2020), tourné dans un hôpital psychiatrique de Blida, ville algérienne où Mohammed Bourouissa est né en 1978. Brutal Family Roots (2020), l’installation qui met en scène ces mimosas, est présentée à Paris pour la première fois. Commencée à Sydney, pour la Biennale, elle évoque la migration des acacias d’Australie en Algérie. Et l’on va d’une œuvre à l’autre, revenant parfois sur nos pas, dans un parcours qui n’est jamais imposé. D’ailleurs, la courbe du Palais de Tokyo a été prolongée, comme pour nous faire tourner indéfiniment. Quelques murs arrêtent le regard, qui sont aussi des sculptures colorées. Sont-elles comme des folies ou des machines dans les jardins de la Renaissance ? Ce motif du jardin, Mohammed Bourouissa va continuer de s’y pencher dans les mois à venir, à l’occasion d’une résidence sur Instagram intitulée « Jardin public », un portrait filmé des Tuileries.
Le dispositif le plus réussi de l’exposition est une playlist de vidéos, qui en constitue le cœur battant. C’est un répertoire de formes et d’idées autour duquel toute l’œuvre se déploie. La liste, qui n’est pas exhaustive, donne une bonne idée de l’œuvre. Elle est consultable sur d’autres écrans, presque comme une horloge, une façon d’indiquer le temps de l’exposition. Certaines ont été souvent présentées, comme Temps mort (2008-2009) ou Nasser (2015), et d’autres sont moins connues. On dirait que les personnes filmées, tout comme les hautes sculptures réalisées à partir de recherches sur les communautés de cow-boys noirs aux États-Unis, sont des promeneurs, eux aussi, debout dans l’exposition.
L'invitation aux amis
Ici et là, des artistes amis ont été conviés à montrer leur travail : un paravent de Christelle Oyiri, une petite peinture de Neïla Czermak Ichti rendant hommage à Bolaji Badejo (1953-1992), le principal acteur d’Alien de Ridley Scott, joué par un comédien nigérian longtemps méconnu. Avec la complicité d’Hugo Vitrani, Mohammed Bourouissa a retrouvé les traces d’Abdelmajid Mehdi, un artiste étonnant dont les œuvres ressemblent à celles de l’art brut. Il dresse des cosmogonies très personnelles sous la forme de diagrammes énigmatiques. L’une des invitations les plus puissantes est celle faite au Sahab Museum, un musée sans murs pour Gaza, créé par le collectif Hawaf, dont Mohammed Bourouissa fait partie et dont une première exposition avait été présentée à l’Institut du monde arabe, à Paris, dans « Ce que la Palestine apporte au monde » en 2023. On est happé par une installation en dessin d’animation, déployée sur trois écrans, dans laquelle une tigresse imaginaire est entraînée par un humain dans Gaza, et qu’elle entraîne à son tour dans ses rêves. Sur une borne, les visiteurs sont invités à composer leur propre exposition, une façon d’évoquer, avec cette « institution imaginaire », la possibilité d’un musée libre.
Le parcours est également ponctué d’œuvres plus anciennes, parmi lesquelles des photographies de la série Périphérique (2007) sur des jeunes de banlieue magnifiés par des images faites dans la veine de Jeff Wall ; des captures d’écran de caméras de surveillance, de la série Shoplifters (2014), hommage à des voleurs à l’étalage, dont les visages sont ainsi punaisés à l’entrée des magasins d’alimentation à Brooklyn. On retrouve aussi la vidéo La Valeur du produit (2013), démonstration à la façon d’un film d’entreprise sur la vente de stupéfiants. Dans des vitrines, des dessins préparatoires et des pages de carnets évoquent même ses tout premiers travaux (L’Utopie d’August Sander, 2012).
Parmi ses créations les plus récentes, son film Généalogie de la violence est loin des premières images que Mohamed Bourouissa avait réalisées avec un téléphone, notamment par ses conditions de production et de projection sur un mur entier. Il montre une histoire de séduction entre un garçon et une fille dans une voiture, interrompue par un contrôle de police. La peur fait irruption au milieu de la scène, qui prend un tour fantastique, comme si le corps du jeune homme, palpé par les policiers, lui échappait soudain pour devenir un paysage terrifiant. Même s’il est loin d’être dénué de la violence qu’il porte aussi dans son titre, ce film colore toute l’exposition du sceau de la tendresse et de la mélancolie.
-
« Signal. Mohamed Bourouissa », 16 février-30 juin 2024, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président-Wilson, 75016 Paris.