C’est un joli pied de nez aux tenants de l’académisme que cette exposition d’art brut au sein de celle qui fut, pendant des siècles, le haut lieu de l’enseignement officiel ! Sous la houlette de Sam Stourdzé, qui a pris depuis 2020 les rênes de la Villa Médicis, l’heure semble en effet au dépoussiérage. En conviant Bruno Decharme et Barbara Safarova à sélectionner quelque 180 chefs-d’œuvre de leur foisonnante collection, le directeur a plus que jamais souhaité faire entrer un souffle de liberté et de jubilation dans les murs de cette vénérable institution qui abrite depuis 1666 l’Académie de France à Rome.
Et c’est peu dire combien les fantômes des anciens pensionnaires doivent sursauter devant les créations oniriques et labyrinthiques de ces « outsiders de l’art » ne se réclamant d’aucun courant ni d’aucune chapelle !
À contempler ces œuvres d’une virtuosité technique et d’une sophistication extrême, l’on se dit que le terme « d’art brut » est décidément infiniment réducteur et mal approprié ! Car s’ils se tiennent la plupart du temps à l’écart de la culture officielle et se proclament autodidactes, ces créateurs de l’ombre n’en sont pas moins d’immenses artistes qui métamorphosent leurs souffrances psychiques en œuvres cathartiques éclaboussées de lumière.
Il faut alors se laisser transporter en toute liberté au gré de ce parcours poétique, délesté de toute référence chronologique. Car ces bâtisseurs d’« épopées célestes » (pour reprendre le terme forgé par Bruno Decharme et Barbara Safarova) n’ont souvent de commun que leurs trajectoires intimes traversées de drames violents et de séjours en hôpitaux psychiatriques.
« La marginalité de ces artistes vient qu’ils ne s’inspirent que de leur propre vécu. Leur obsession est sans fin, leur œuvre est toute leur vie. Ils ne sont pas pour autant débranchés de la réalité et se donnent souvent comme mission de sauver le monde », analyse ainsi Bruno Decharme qui collectionne et sauve de l’oubli leurs travaux depuis près de cinquante ans !
On ne peut ainsi qu’être ému et fasciné par ces journaux intimes détournés en épopées cruelles ou en contes de fées, par ces temples de la démesure aux allures de cathédrales gothiques ou de temples égyptiens. C’est ainsi la Suissesse Aloïse Corbaz (1886-1964) qui transfigure sa souffrance psychique en un monde coloré peuplé de fleurs, de princes et de princesses aux courbes voluptueuses. C’est encore son compatriote Adolf Wölfli (1864-1930) qui compose une biographie fictive sur plus de vingt-cinq mille pages tapissées de partitions musicales, de collages ou de dessins. Plus émouvante encore apparaît l’œuvre de la Britannique Madge Gill (1882-1961) dont le visage se répète à l’infini à l’intérieur de labyrinthes constitués de motifs architecturaux ou abstraits.
Des créatures chimériques de l’Allemande Unica Zürn (1916-1970) qui fut la compagne de l’artiste Hans Bellmer, aux architectures anthropomorphes du mineur français Augustin Lesage (1876-1954), en passant par les photographies anonymes de séances de spiritisme prises en France à l’aube du XXe siècle, la frontière qui sépare d’ordinaire la réalité et le rêve semble soudain se dissoudre pour voler en mille somptueux éclats…
« Épopées célestes. Art brut dans la collection Decharme », jusqu’au 19 mai 2024, Villa Médicis, Académie de France à Rome, Viale della Trinita del Monti 1, Rome, Italie