La « collection d’instinct » de Bruno Decharme, établie hors des champs photographiques traditionnels, avait été l’une des révélations des Rencontres d’Arles en 2019, alors dirigée par Sam Stourdzé. Ce dernier avait réservé un bel accueil aux images rassemblées par le collectionneur français, également fondateur de l’association abcd-art brut (art brut connaissance & diffusion). Ces images venaient casser les codes habituellement dévolus tant à la photographie qu’à l’art brut, les deux ayant a priori peu de rapports. Cette collection, l’exposition qui la montra et le livre qui fut publié (Photo Brut. Collection Bruno Decharme et compagnie, Flammarion, 2019) permirent de reconsidérer ces liens, pour certains déjà amorcés par le passé. Ce fut le cas notamment de la « découverte » du travail du Tchèque Miroslav Tichý par Harald Szeemann en 2004, puis de son exposition aux Rencontres d’Arles en 2005, suivie par celle au Centre Pompidou, à Paris, en 2008. Si la photographie a longtemps été écartée de l’art brut, la responsabilité en reviendrait, selon Bruno Decharme, à Jean Dubuffet : « La photographie ne rentrait pas dans ses critères lorsqu’il a commencé sa collection d’art brut au sortir de la guerre. Pourquoi? Parce que l’utilisation de l’appareil photo supposait une certaine technicité qu’il jugeait antinomique avec l’art brut. C’est une question pour moi théoriquement discutable […]. En tout cas, aujourd’hui, cette question est peu légitime compte tenu de la facilité avec laquelle on peut utiliser un appareil photographique.» Collectionneur d’art brut depuis une quarantaine d’années, Bruno Decharme, à l’occasion du classement de ses acquisitions en 2017, fit ce constat : « Parmi les 7000 à 8000 pièces de ma collection, 1000 sont des photographies “brutes” ou proches de l’art brut. Je ne me suis jamais soucié des supports et des techniques et, au début, je ne me suis même pas toujours rendu compte de l’importance des photographies. » Ce qui l’intéresse avant tout, « c’est le choc esthétique des œuvres, puis, dans un second temps seulement, la biographie des artistes. L’aspect pathologique ne rentre absolument pas en compte. Je ne le mets en avant que si l’auteur le souligne lui-même. Sans quoi, on risque de tout confondre et de biaiser le regard sur les œuvres. Tout ce qui relève de l’art-thérapie n’est pas un critère pour moi ». Bruno Decharme a fait don, il y a deux ans, de près de 1 000 pièces au Centre Pompidou (musée national d’Art moderne), augmentant ainsi de façon conséquente la part de l’art brut dans cette collection publique française.
UNE DOUBLE MANIFESTATION
« Photo|Brut » occupe deux lieux principaux à Bruxelles, la Centrale for contemporary art et le centre culturel Botanique. À la Centrale, le visiteur est accueilli par une double projection vidéo titrée Vive l’art brut dans laquelle des fragments de portraits du collectionneur sont énigmatiquement brouillés par l’époustouflante maîtrise de l’image en mouvement d’Angel Vergara. Cette installation inédite ouvre sur un espace entièrement reconfiguré pour l’occasion. Suit une sélection restreinte d’artistes présentés à Arles, que l’on découvre ou redécouvre avec autant d’intérêt que de plaisir. Ainsi, l’étonnante chronique amoureuse et sexuelle du couple formé en 1969 – comme on le devine aisément à leurs coiffures – par l’homme d’affaires allemand Gunther K., 39 ans, et sa secrétaire Margret S., 24 ans. La photographie règne en maître, de manière presque «classique», à l’instar de l’ensemble de ce premier volet, en comparaison de ce que propose le second.
Changement d’ambiance au Botanique où l’on peut suivre l’évolution de cette collection, qui déborde désormais le seul cadre photographique et fait par ailleurs l’objet d’une nouvelle publication (Photo Brut # 2. Collection Bruno Decharme, Flammarion, 2022). Une répartition en quatre grands thèmes vient structurer le vaste propos – pour peu que ces démarches puissent réellement être classées, puisqu’elles sont précisément « étrangères aux courants et influences stylistiques, aux labels et procédés techniques en usage ». Pour le premier d’entre eux titré « Le corps, cet étranger », les créateurs se confrontent à des fragments de leur corps ainsi qu’au rapport parfois conflictuel qu’ils entretiennent par ce biais avec le monde extérieur. Au-delà de la saturation visuelle, il est question ici de naissance et de mort, de repli sur soi et de camouflage, de souffrances et de traumatismes. Travestissement et maquillage, fétichisme et voyeurisme caractérisent les duos présentés dans la section « Les jeux à deux ». Les images y sont manipulées et transformées comme pour dominer les fantasmes ou les angoisses personnels. Les esprits et les fantômes tissent le fil rouge du chapitre « Hantologies » dans lequel le passé et la mythologie sont revisités. Intitulée « Journaux intimes/journaux du monde », la dernière partie, la plus dense de l’exposition, relie la vie privée et la condition humaine à l’histoire du monde. Selon Barbara Safarova, présidente de l’association abcd-art brut, « les images et les mots […] prélevés dans les journaux et magazines sont intégrés par l’artiste pour enrichir l’œuvre et raconter sa vie ». Ici, la forme est autant travaillée que le fonds, et les expérimentations visuelles peuvent parfois être d’une surprenante acuité. La limite avec ce que nous qualifions de kitsch (si tant est que l’on puisse opérer des jugements de valeur dans ce domaine) est souvent transgressée : condition sine qua non de cet aspect de la création contemporaine ? Le Botanique propose en parallèle, mais sans rapport avec la collection Decharme, une évocation de l’univers insolite des combats de catch dans le nord de la France au siècle dernier (sous forme d’affiches, de photographies et de films) qui vaut le détour pour son côté forain et populaire au charme désuet (« Kitsch catch, l’âge d’or franco-belge », jusqu’au 15 janvier 2023). La nostalgie étreint pareillement les photographies d’amateurs exposées dans le superbe écrin de la Tiny Gallery, installée à Ixelles, alors que la dure réalité quotidienne refait surface au musée Art et marges. Une partie de ce dernier lieu est consacrée aux sculptures et aux photomontages de l’ermite-prophète Jean-Marie Massou (1950-2020), qui vécut isolé dans une forêt du Lot ; l’autre propose une immersion dans le centre de psychothérapie La Devinière, à Farciennes dans le Hainaut, où le « photographe-activiste» Vincen Beeckman a réussi à créer d’authentiques liens avec les résidents (« Si tu n’viens pas j’te scalpe », jusqu’au 15 janvier 2023)
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Du 24 novembre 2022 au 19 mars 2023, à Bruxelles : «Photo|Brut # 1» et «Angel Vergara. Vive l’art brut», Centrale for contemporary art, 45, place Sainte-Catherine; «Photo|Brut # 2», Botanique, 236, rue Royale, botanique.be; «Spontaneous. Amateur Photography 1880-1920», Tiny Gallery, 26, rue de la Cure, tinygallery.photo; «Jean-Marie Massou», Art et marges musée, 314, rue Haute