Donner à voir le lieu de son enfance, partager l’imaginaire qui l'a nourri. Telle était l'ambition de Julien Creuzet lorsqu'il a décidé de tenir sa conférence de presse au Diamant. Cet événement, mené par Eva Ngyuen Binh, présidente de l'Institut Français, avait lieu à l'occasion du lancement de l'Edouard Glissant Art Fund dans la maison de l'écrivain. Il était accompagné de performances de poètes de l'entourage de Julien Creuzet, de textes de Simone Lagrand et d'Estelle Coppolani, et de sons de Jacques Coursil. Ce pavillon, dont le simple nom résonne aussi comme celui d'un drapeau, est pensé comme un lieu de questionnements et de redéfinitions. Et la forme insulaire de Venise est comme un écho à cette pensée archipélique. Sur ce que l’on y verra, le secret est bien gardé. L’exposition « Ô téléphone, oracle noir (...) » que Julien Creuzet a ouverte à l’automne 2023 au Magasin, à Grenoble, pouvait en suggérer un avant-goût.
Dans son œuvre, les mots et les sons ont évidemment une place particulière, comme en témoignent les titres de ses expositions qui sont à eux seuls des poèmes et des manifestes essentiels. Le commissariat de cette exposition, ainsi que celui du pavillon vénitien, était assuré par Céline Kopp, directrice du Magasin, et Cindy Sissokho, curator à la Wellcome Collection, à Londres. Par les invitations faites aux amis artistes qui l’entourent, Julien Creuzet veut amplifier les regards portés sur la communauté artistique de la Martinique, et plus largement de la Guadeloupe, de Saint-Martin, de la Guyane, de la Réunion, de Mayotte, de Saint-Pierre-et-Miquelon. Voici le titre du Pavillon français, long comme un poème : « Attila cataracte ta source/aux pieds des pitons verts/finira dans la grande mer/gouffre bleu/nous nous noyâmes/dans les larmes marées de la lune ».
La Martinique de votre enfance est omniprésente dans votre travail. Pourrait-on considérer qu’elle est pour vous comme un réservoir d’imaginaire, un paysage comme un atelier ?
Certains lieux activent nos pensées, car ils témoignent d’une mémoire vécue de l’enfance et d’une mémoire historique qui s’entremêlent. La Martinique a la particularité de m’être chère. J’y projette beaucoup de choses, car je retrouve là un grand nombre de signifiants. Nous nous trouvons sur le terrain de la maison d’Édouard Glissant. Quand je longe cette allée qui y conduit, je suis capable de nommer tous les arbustes. Je sais qu’avec certaines plantes de ce sous-bois on peut faire du thé, que tel arbre se cache et raconte telle histoire. Cela me stimule énormément.
Tout autour de nous, nous entendons les chants des oiseaux et le bruit de la mer. Quels ont été vos liens avec Édouard Glissant ?
Nous entendons des merles noirs. Les femelles ont un plumage plus gris et les mâles, plus brillant. Ce sont des oiseaux téméraires qui viennent parfois au ras de nos têtes pour nous arracher les cheveux. La mer que l’on entend est la mer du Diamant. Aujourd’hui, elle est un peu agitée. Elle a drainé avec elle des sargasses de très loin, ce qui atteste d’un réchauffement des eaux. Et nous sommes en effet dans la maison d’Édouard Glissant, qui se transformera bientôt en résidence. Après son décès le 3 février 2011, sa femme Sylvie et son fils Mathieu se sont battus pour en faire un lieu sanctuarisé. Mon lien avec Édouard Glissant remonte à l’enfance. Je ne l’ai jamais rencontré, si ce n’est par les nombreuses sources radiophoniques et les vidéos que je continue de regarder, et surtout par sa littérature, sa poésie, ses essais qui m’ont bouleversé. J’ai la sensation que c’est une pensée qui nous aide à vivre le monde, à vivre un futur, à le réinventer, dans des moments où l’humanité aura à prendre de grandes décisions sur des questions importantes comme le climat, le choix des énergies, les migrations, des questions philosophiques et poétiques.
Comment définissez-vous le regard que vous portez sur la Martinique, ce regard porté sur le monde ?
La Martinique et plus largement la Caraïbe ont été des territoires d’expérimentations, de mises en relations contraintes ou fortuites d’une multitude de civilisations. Pour le dire caricaturalement, il y a presque quelque chose de Wall Street qui se joue dans l’espace caribéen et en Martinique! Les relations géopolitiques dans cette région sont comme une préfiguration de nos questions contemporaines. Le Brexit s’est peut-être joué à quelques mètres du rocher du Diamant, entre la France et la Grande-Bretagne... C’est important de quitter Paris, les institutions politiques et culturelles, et d’élargir le regard sur ce qu’est la France, ce qu’est être français, puisque ce territoire est français, dans toute sa complexité.
Édouard Glissant vous a-t-il appris à « ne pas dire » ?
Des Métamorphoses d’Ovide au dernier recueil d’Estelle Copolany, la poésie nous apprend à dire ce qui est impossible, ce qui est enfoui en nous, que la bouche voudrait verbaliser sans y parvenir. La poésie permet de quitter les structures grammaticales intelligibles, de recréer les mots. C’est le propre de l’art d’être un langage qui peut être bavard, silencieux, ambiant. Nos corps, mis au contact de ces formes, nous demandent de nous questionner. Édouard Glissant réclame le droit à l’opacité : on ne connaît jamais l’autre, qui conserve toujours sa part de secret, de mystère, d’indétermination. Dans le langage psychanalytique, les notions de conscient ou d’inconscient peuvent se verbaliser par les corps et les gestes, qui sont endormis, silencieusement présents. De là, on peut tenter de formuler les choses autrement. Hier, nous avons écouté Jacques Coursil, linguiste, mathématicien et musicien, qui connaissait parfaitement les poètes de la négritude, Édouard Glissant en particulier. Il a été l’assistant du président du Sénégal Léopold Sédar Senghor, il est parti aux États-Unis à la mort de Martin Luther King en 1968. Et pourtant, cette personne cultivée n’avait pour seul moyen de formuler les choses justement que le son de la trompette, comme si le souffle à l’intérieur de ce cuivre lui permettait de dire ce qu’il avait à partager le plus profondément. C’est très beau pour un linguiste de renoncer au langage verbal, de dire que son souffle de grand fumeur peut être une mélodie qui nous fait swinguer.
Quel lecteur êtes-vous? À quoi ressemble votre bibliothèque ?
Je ressemble à un petit oiseau qui picore, qui ne mange pas tout d’un coup, mais qui prend le temps. Ma bibliothèque est curieuse : j’aime les mots, mais j’aime par-dessus tout les images. D’une certaine façon, ma bibliothèque a plus d’intérêt pour les images que pour les mots. Il y a des auteurs qui ont repensé l’architecture du roman avec la réalité des gens. Un livre que l’on qualifierait de bible par son épaisseur, ou par les phrases très architecturées qui font qu’il ne faut jamais s’arrêter de lire, prend en considération un certain type d’individus. Mais dans l’architecture de la poésie, il y a un rythme qui serait plus adapté à celui qui a peu de temps, qui travaille beaucoup, qui a de multiples obligations professionnelles et familiales. Elle s’appréhende plus facilement que certains essais ou certains romans.
J’ai la sensation que mon ami imaginaire Dany Laferrière – car nous ne nous sommes jamais rencontrés – a repensé l’architecture du roman au fil de ses livres, dans sa façon de découper des paragraphes qui font parfois une page. Par exemple, si l’on prend un de ses livres pour un trajet en métro entre les stations Mairie de Montreuil et République, on a le temps de lire un paragraphe quand tout bouge autour de soi, et on peut l’emporter pour toute la journée. Puis au retour, on pourra lire un autre paragraphe avant de s’occuper de sa famille. Je trouve très beau que certains auteurs repensent la littérature à travers la condition de beaucoup de gens sur cette planète. Dany Laferrière repense à la réalité du peuple haïtien ou à sa diaspora. Ces personnes ont une réalité. La littérature écoute celle des uns et des autres. On est attentif à qui l’on s’adresse.
Le téléphone portable, qui apparaît dans le titre de votre exposition à Grenoble, « Ô téléphone, oracle noir (...)», semble être pour vous l’outil presque unique...
Le téléphone est pour moi de l’ordre d’une baguette magique : l’oracle noir qui serait un rappel d’une mémoire noire, de la pierre d’obsidienne qu’a utilisée André Malraux pour parler de Pablo Picasso. Le téléphone, avec son miroir noir, est presque un organe externe qui nous donne un certain nombre d’informations, nous indique notre position, nous permet de communiquer, de savoir ce que l’on ne sait pas, d’être notre mémoire. Mon téléphone est un outil qui m’accompagne depuis longtemps. J’ai appris à écrire grâce à lui, car je ne sais pas écrire à la main. Et ce, non pas parce que je n’ai pas appris comment faire. Il y a des difficultés à s’exprimer, que l’on considère aujourd’hui comme des troubles fonctionnels, notamment dans l’écriture manuscrite. J’ai trouvé beaucoup de joie à m’exprimer à travers le clavier d’un ordinateur et d’un téléphone portable. A contrario, Édouard Glissant dit qu’il ne faut surtout pas utiliser un ordinateur pour écrire, qu’il faut écrire à la main. Ces écarts générationnels sont intéressants, comme la manière dont on s’approprie des outils. J’ai besoin de ma mémoire de stockage pour compiler les mots, décider de ce qui va se passer face à une situation.
Pourriez-vous évoquer les lieux qui ont marqué votre enfance : Cap 110, le tombolo de Sainte-Marie, la cascade Absalon, Notre-Dame-de l’Assomption...
Et il y en a encore bien d’autres... Un de mes rêves est de donner des clés pour apprendre de ce paysage de la Martinique. Ces codes ne se transmettent pas par la parole, la lecture, la vidéo. Un territoire doit se vivre et se ressentir.
Comment imaginez-vous que les visiteurs du pavillon à Venise puissent avoir accès à cet imaginaire et à ces réalités de la Martinique ?
La presse pourra faire des partages qui donneront des clés de lecture. Il y a des littératures qui ont parlé des personnes qui vivent ces territoires, des artistes qui les habitent. Comment évoquer ce que l’on ne connaît pas? Comment nommer ce que l’on ignore? Si quelqu’un parle de mon exposition en étant descriptif de ma personne, c’est que cette personne ne sait pas parler de cette exposition : Julien Creuzet est une personne noire avec beaucoup de cheveux, etc. C’est de la condescendance et c’est surtout une carence. Vivre ce territoire, ne serait-ce que trois jours, c’est rencontrer d’autres personnes martiniquaises, racisées, et se rendre compte que cette description n’est qu’une généralité vulgaire. Comprendre les sujets abordés par un certain nombre d’artistes français sans avoir vécu leur territoire est un acte de domination. Venir ici, c’est se laisser traverser par une histoire. Lorsqu’une personne originaire du Maroc, du Sénégal, d’Afrique du Sud ou d’Ouganda entrera dans le pavillon, il pourra se saisir de codes que nous avons en partage. Pour une autre, habitant aux États Unis, au Mexique, au Brésil, en Colombie, au Panama ou au Canada, ce sera la même chose. Quand ce seront des Italiens, des Français, des Allemands ou des Anglais, il y aura encore d’autres codes dont ils pourront se servir et qui sont à dissocier de l’expérience que nous sommes en train de vivre. Il y a des choses qui se passent à Venise et d’autres à la Martinique. Il y a des liens entre la Caraïbe et l’Italie, mais je dissocie les deux temps, qui ont des raisons d’être différentes.
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« Julien Creuzet. Attila cataracte ta source/aux pieds des pitons verts/finira dans la grande mer/gouffre bleu/nous nous noyâmes/dans les larmes marées de la lune », 20 avril - 24 novembre 2024, Pavillon français, Giardini, Venise, Italie.