Depuis le tournant des années 1970-1980 se sont multipliés articles et ouvrages scientifiques allant dans ce sens, prolongés par des expositions (quoiqu’en nombre assez restreint) et par la transformation des parcours permanents de certains musées, dans le sillage des conceptions qui prévalurent à l’ouverture du musée d’Orsay, en 1986. La concomitance à Paris des expositions « Le Paris de la modernité. 1905-1925 » au Petit Palais 1* et « Paris 1874. Inventer l’impressionnisme» au musée d’Orsay 2* constitue cependant le signe que ce qui continuait d’apparaître comme une lecture de la période plutôt réservée aux spécialistes est désormais présenté au public le plus large comme une nouvelle doxa.
Dans le premier cas, cela revient à minorer l’importance des artistes qui avaient justement défini la modernité de l’art parisien contre la survivance de modèles marqués par l’iconographie explicite et la forme conventionnelle, au profit de celles et ceux qui maintenaient une volonté de synthèse plus accommodante. Dans l’histoire du fauvisme, Henri Matisse devient l’équivalent de Jean Puy et apparaît moins important que Jacqueline Marval ; le cubisme est davantage défini par Jean Metzinger ou Henri Le Fauconnier que par Pablo Picasso ou Georges Braque ; l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 n’est pas le lieu où l’on pouvait s’étonner de la radicalité du pavillon de l’Esprit nouveau de Le Corbusier, mais celui où l’on s’émerveillait de l’exubérance de la fontaine lumineuse de René Lalique et de l’opulence des créations de Jacques-Émile Ruhlmann ou Paul Poiret.
Dans le second cas, cela conduit à montrer que les impressionnistes n’étaient pas les seuls artistes représentés dans l’exposition qui donna son nom à la tendance en 1874, et à offrir au regard en quantité égale les œuvres des uns et des autres, en présentant aussi celles qui dominaient le Salon de peinture et de sculpture la même année (où l’on trouvait quelques-uns de celles et ceux qui sont aujourd’hui associés à l’impressionnisme).
L'évolution des critères d'appréciation
Il y a là une vérité historique, au sens où aucun moment et aucun lieu de la vie artistique ne se réduisent à ce que les décennies suivantes en ont retenu. C’est également l’occasion de pouvoir considérer à nouveaux frais si ces décennies n’auraient pas négligé des œuvres intéressantes ou importantes, et de mieux comprendre le contexte réel dans lequel celles qui ont été retenues se sont développées et ont été vues. Notre époque est peu attachée à ce qu’il semble y avoir de nouveau (au moment de leur création) ou de complexe dans les œuvres d’art. Elle est bien plus sensible à l’identité de leur créateur ou créatrice ou à la lisibilité de ce qu’elles représentent. De ce fait, les critères du modernisme, qui se préoccupent d’abord de la qualité intrinsèquement artistique – c’est-à-dire formelle, au sens où la forme porte par elle-même un contenu –, peuvent apparaître obsolètes.
Tout en donnant à voir la complexité historique du moment et du lieu, Anne Robbins et Sylvie Patry, les commissaires de l’exposition « Paris 1874 » au musée d’Orsay, restent cependant heureusement attentives à ce qui continue de différencier, en dehors même de la réduction moderniste, les artistes que cette dernière a élus de longue date. C’est ainsi que, lorsque les deux conservatrices juxtaposent des tableaux contemporains au sujet voisin, comme La Repasseuse d’Edgar Degas (montré à la première exposition impressionniste), Blanchisseuse de lin de Jules-Émile Saintin et Splendeur d’Ernest-Ange Duez (tous deux exposés au Salon la même année), elles permettent aux visiteuses et visiteurs contemporains de voir par eux-mêmes pourquoi c’est le premier qu’on a retenu. Parce qu’il présente le sujet d’une manière non moralisatrice ni spectaculaire, plus complexe, plus soucieuse de la réalité sociale, en même temps qu’il invente pour cela des moyens picturaux qui lui donnent une vie propre, qui l’extraient de la simple illustration. De même ont-elles choisi d’isoler Le Chemin de fer d’Édouard Manet, plutôt que de le placer au milieu des tableaux du Salon qui l’entouraient en 1874. Dans son compte-rendu de celui-ci, Émile Zola avait effectivement noté que le contexte pouvait rendre invisibles les qualités d’un tel tableau : « Il a envoyé cette année une jeune femme assise avec sa fille devant la grille d’un chemin de fer [...]. J’avoue être un grand admirateur d’Édouard Manet, un des rares peintres originaux dont notre école puisse se glorifier. [...] Cela n’empêche pas la foule de s’égayer doucement. Elle a raison. Au milieu des toiles voisines, l’œuvre d’Édouard Manet fait une tache assez singulière pour que des yeux ignorants, gâtés par toutes les gentillesses de notre art, voient purement la chose en comique. » La vérité historique et artistique est aussi là.
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1* « Le Paris de la modernité. 1905-1925 », 14 novembre 2023 - 14 avril 2024, Petit Palais ; lire The Art Newspaper Édition française de février 2024, page 23.
2* « Paris 1874. Inventer l’impressionnisme », 26 mars - 14 juillet 2024, musée d’Orsay.