Dolores Hayden, pionnière de l’histoire de l’architecture féministe, livre dans The Grand Domestic Revolution le récit très documenté du féminisme matériel appliqué à la vie quotidienne et à l’urbanisme. Ce courant, méconnu en France, naît aux États-Unis à la fin des années 1860 du constat de « l’exploitation économique du travail domestique des femmes » par les hommes. Des militantes (Melusina Fay Peirce, Marie Howland, Mary Livermore, etc.), s’inspirant souvent de la pensée socialiste, en appellent alors à la rémunération des femmes au foyer et à la redéfinition des espaces privé et urbain pour mutualiser leurs activités. Il s’agit aussi de réviser deux des principales caractéristiques du capitalisme industriel, la séparation physique entre les sphères domestique (celle des femmes et des liens du sang) et publique (celle des hommes, de l’amitié et de la liberté), et la scission entre une économie domestique et celle de la cité.
Espaces communs
Les féministes matérielles prônent la disparition des cuisines ou des buanderies au profit de l’édification, dans chaque quartier, de bâtiments collectifs offrant notamment aux femmes de sortir de leur isolement. Diverses expérimentations rencontrent « un vaste intérêt populaire » : des coopératives sont construites, des boulangeries et des crèches communautaires sont créées, des services municipaux de livraison de repas sont instaurés. Bientôt, une nouvelle génération de militantes s’empare de ces premières recherches. Ainsi, Charlotte Perkins Gilman, dans Women and Economics (1898), encourage l’épanouissement intellectuel des femmes, réduites d’ordinaire à leurs fonctions sexuelles, et imagine des espaces communs (bibliothèques, salles de travail et lieux de détente, etc.) « auxquels les deux sexes auront le même accès pour les mêmes besoins ».
Mais la richesse de ces propositions ne suffit pas à contrer la politique nationale du logement mise en place par le gouvernement états-unien à partir des années 1930 puis après 1945. La construction massive de maisons individuelles dans des banlieues tentaculaires conduit à « une défaite idéologique ». Au nom de l’American Dream – promesse d’un bonheur ancré dans la consommation de masse et la propriété –, les femmes, qui ont pu accéder à de nombreux emplois durant la guerre, se trouvent de nouveau assignées au foyer, dans des habitats désormais remplis d’électroménager à usage privé. Dans ce contexte, le féminisme matériel et son histoire sont voués à disparaître avant d’être exhumés par Dolores Hayden dans cet ouvrage précieux.
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Dolores Hayden, La Grande Révolution domestique. Une histoire de l’architecture féministe, Montreuil, B42, 2023, 376 pages, 29 euros.