Et maintenant il chante. Artiste du ballon rond, Éric Cantona, 57 ans, sort un premier album en public, Cantona Sings Eric, enregistré lors d’une tournée européenne à l’automne 2023. Avec son timbre rocailleux au parfum de garrigue, il interprète des textes personnels en anglais et en français sur ses propres compositions. Celui qui portait le maillot no 7 de Manchester United a toujours été un créateur, sur les pelouses comme dans la vie. Après sa retraite sportive, il a embrassé une carrière de comédien au cinéma et au théâtre. Mais un mode d’expression l’accompagne depuis son enfance : la peinture.
Balle au pied et pinceau à la main
Ce natif de Marseille a 10 ans quand son père Albert, infirmier en psychiatrie, l’invite dans son atelier de peintre amateur. « Il faisait du figuratif, des paysages, des portraits. C’était très coloré, très lumineux, se souvient le fiston. Mon père était passionné – il l’est toujours – par les impressionnistes. Il aimait également particulièrement Vincent van Gogh. » Un jour, les Cantona ouvrent à un démarcheur vendant des encyclopédies en porte-à-porte. Les volumes de Tout l’Univers atterrissent sur les étagères de la bibliothèque familiale. Le petit Éric se plonge avec plaisir dans les chapitres consacrés à Camille Pissaro, Paul Gauguin, Vincent van Gogh... À 13 ans, il prend un pinceau et reproduit un autoportrait du Néerlandais tourmenté. Premier souvenir esthétique. Quelques années plus tard, l’apprenti se détourne de la figuration. « Vers 17, 18 ans, je me suis passionné pour Sonia et Robert Delaunay, Vassily Kandinsky, Joan Miró. J’aimais cette forme de surréalisme abstrait, comme je l’appelle. Ensuite, j’ai découvert Salvador Dalí. Cela correspond à la période où j’ai pratiqué la psychanalyse. J’avais 20 ans, je jouais à l’AJ Auxerre. Je m’intéressais à l’interprétation des rêves, à Freud... » Éric Cantona n’était décidément pas un footballeur comme les autres.
Sur un divan, dans un studio, sur scène ou dans un atelier, chez lui, tout part d’une quête de soi. « Je me sens comme un funambule. Le balancier, cette grande barre qui permet de tenir en équilibre sur le fil, ce sont mes différents moyens d’expression. Si je ne les ai plus, je bascule dans le vide. Écrire est un besoin physique, vital. C’est mon rendez-vous chez le psy. Sans ça, je finis en HP. » Au fil des années, le joueur a développé toute une palette de talents : photographie, dessin, jeu d’acteur ; mais il n’a jamais rangé ses pinceaux, qu’il vive à Manchester, Barcelone, Marseille ou Lisbonne aujourd’hui. « À Marseille, j’avais un atelier sur le port. Des copains et moi récupérions plein de trucs et nous en faisions un peu de l’arte povera. De belles choses sont sorties de ces expériences, mais je ne sais pas ce qu’elles sont devenues. Ce qui m’intéresse, c’est l’instant de la création, l’expression d’un sentiment afin de ne pas le garder en soi. Je dois le coucher d’une manière ou d’une autre, que ce soit avec un pinceau sur une toile ou avec un crayon sur un bout de papier. »
Ce n’est pas parce qu’il délaisse ses propres réalisations (cela a changé depuis) qu’il ne s’intéresse pas à celles des autres. Très tôt, Éric Cantona s’est mis à collectionner. « Avec mes premiers salaires, vers 22 ans, j’ai acheté des tableaux de Pierre Ambrogiani, d’Antoine Ferrari et d’Auguste Chabaud, des peintres post-impressionnistes qui ont traduit la couleur et la lumière de la Provence. Des artistes que m’avait fait découvrir mon père quand il m’emmenait dans des galeries d’art de la région. » Depuis, les goûts de l’amateur éclairé ont évolué. « Je possède du street art, notamment l’un des premiers Banksy mis en vente en France. J’ai des vidéos de Kader Attia, de Laure Prouvost, d’Hicham Berrada. Une collection de sculptures d’Anish Kapoor, de Huma Bhabha, de Pier Paolo Calzolari, de Camille Henrot, d’Alicja Kwade. » Éric Cantona aime le travail de Douglas Gordon, celui de Philippe Parreno, l’art sensoriel de la Belge Ann Veronica Janssens. Dans sa collection, on trouve aussi des toiles de très grand format de Ronan Barrot, d’autres de Damien Deroubaix. Par SMS, il envoie après notre entretien une liste de peintres et de plasticiens d’horizons variés qui font partie de ses acquisitions : la Française Ymane Chabi-Gara, l’Algérien Dhewadi Hadjab, la Franco-Algérienne Dalila Dalléas Bouzar, le Roumain Mircea Suciu, les Portugais Gil Heitor Cortesão et Isabel Cordovil... Des choix « précis, pointus, affûtés » pour paraphraser sa célèbre publicité pour une marque de caméscope dans les années 1990. Côté photo, il possède des clichés d’Alex Prager, Saul Leiter, Sarah Moon, Sabine Weiss, Lucien Hervé, Fan Ho...
« Mon rêve serait de pouvoir un jour accrocher ma collection dans un lieu, la découvrir en entier d’un seul regard et la partager. Je pourrais dormir au milieu de toutes ces œuvres. Je pense que cet ensemble le mérite. Cette collection est très belle. Ce serait bien de créer un musée consacré aux collections des autres. » Éric Cantona n’a pas de conseiller et ne spécule jamais. Il achète lorsqu’il est ému par une œuvre. Sa personnalité à fleur de peau est son fil conducteur. Il a toutefois un regret. « Quand j’avais une vingtaine d’années, je suis passé à côté du Néerlandais Karel Appel, le cofondateur du mouvement CoBrA, mon peintre préféré. On m’avait proposé d’acheter ses tableaux. À l’époque, j’étais concentré sur le foot, j’ai laissé passer l’occasion. Je m’en veux encore. » À défaut de Karel Appel, il a depuis jeté son dévolu sur une toile de son compatriote Corneille, l’un des cofondateurs de ce groupe avant-gardiste européen créé en 1948, dont le nom est formé des premières lettres des villes d’origine de ses membres : Copenhague, Bruxelles et Amsterdam. « J’aime leur spontanéité. Les gens disent que cela ressemble à des dessins d’enfants. Moi, j’adore les dessins d’enfants ! Il n’y a rien de plus beau qu’un adulte qui retrouve la liberté d’un enfant, c’est-à-dire ne pas se sentir juger quand on fait quelque chose. Pablo Picasso a mis vingt ans pour devenir un homme, soixante pour devenir un enfant. »
Modèle et mécène
Quand l’émission satirique de Canal+, « Les Guignols de l’info », se moquait gentiment d’Éric Cantona dans les années 1990, elle le représentait en poète en harmonie avec la nature et les oiseaux. Dans ces sketches, la marionnette de Jean-Pierre Papin, son confrère footballeur, le surnommait « Picasso ». Un compliment pour l’intéressé, pas rancunier. « J’aimais beaucoup les “Guignols”, j’apprécie toutes les formes de caricature. » Mal aimé en France, l’homme a fait l’objet outre-Manche d’un véritable culte. Surtout à Manchester, où il a écrit sa légende et conquis sa couronne d’« Éric the King ». En 2016, pendant le championnat d’Europe de football organisé en France, le galeriste Kamel Mennour, fan de ballon rond, et le critique d’art Jean-Max Colard ont présenté chez colette 1* une exposition autour de son aura artistique, « Eric the King Fan Club », rassemblant des œuvres de Mohamed Bourouissa, Philippe Parreno, Jake et Dinos Chapman ou encore Liam Gillick, et des objets collector à l’effigie de l’ancien attaquant.
Ce n’était pas la première fois qu’Éric Cantona était un sujet de création. En 1997, année de la retraite sportive du footballeur, le peintre anglais Michael Browne a dévoilé The Art of the Game. Dans ce tableau inspiré par La Résurrection de Piero della Francesca, le « Frenchie » incarne le Christ, vêtu d’un simple drapé et tenant le drapeau anglais. La toile pop célèbre le retour du génie sur les terrains après sa suspension de huit mois pour un coup de pied porté au visage d’un supporter de l’équipe adverse. Aux pieds de l’idole se tiennent ses anciens coéquipiers : Phil Neville, David Beckham, Nicky Butt et Gary Neville. Et devinez qui en est le propriétaire ? « Michael Browne a peint ce tableau quand j’étais chez les Red Devils [« Diables rouges », surnom donné à l’équipe de football de Manchester United], se rappelle Eric Cantona. Je l’ai vu en train de le réaliser et lui ai dit : “Je l’achète !” »
Quelques années plus tard, l’ancien footballeur croise à nouveau la route de l’artiste. « Comme il avait alors des problèmes d’argent, je lui ai commandé des toiles sur le thème des sportifs qui ont changé l’histoire. » Le modèle s’est transformé en commanditaire d’une dizaine d’œuvres monumentales représentant le footballeur Diego Maradona, la sprinteuse Wilma Rudolph (devenue championne olympique alors qu’elle avait contracté la poliomyélite lorsqu’elle était enfant) ou encore le boxeur Mohamed Ali... L’exposition « From Moss Side to Marseille : The Art of Michael Browne and Eric Cantona » a été accueillie pendant six mois en 2023 par le National Football Museum, à Manchester. Et en France ? Les tableaux de Michael Browne commandés par Éric Cantona feraient bonne figure dans une exposition aux côtés de la collection personnelle de celui-ci. Reste à trouver un point de chute. Un beau musée dans sa ville natale par exemple. Si la direction du Mucem (musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) lit ces lignes...
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1* Concept store de luxe ouvert de 1997 à 2007 dans le 1er arrondissement de Paris.
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Éric Cantona, Cantona Sings Eric, 2024, Barclay et Universal.