Intuitivement, on place sans peine Alberto Giacometti (1901-1966) et Hiroshi Sugimoto (né en 1948) dans la même famille d’artistes, par-delà les écarts de génération, de médium, voire d’horizon. Ils sont de ceux qui tendent vers l’épure, dont les œuvres mettent l’espace en question et, par leur concentration, suscitent un état méditatif en écho à l’approfondissement des moyens dont elles émanent et au sentiment du temps qui s’y manifeste. Mais ce qui les sépare est tout aussi évident, à savoir cette figure humaine, devenue le sujet exclusif du sculpteur après la Seconde Guerre mondiale et qui n’apparaît guère dans l’œuvre du photographe, si ce n’est à travers les simulations en cire de Madame Tussaud ou celles des dioramas. Les quelques portraits et autoportraits présentés à l’Institut Giacometti, à Paris, attisent d’autant plus la curiosité, lesquels situent le sculpteur dans son époque et lui dessinent très allusivement un entourage. La galeriste Ileana Sonnabend, l’architecte Peter Zumthor et le comédien et réalisateur Takeshi Kitano l’accompagnent, de même que son Chien, tous montrés en cet état de latence, cette étrange présence-absence que produit le procédé employé par Hiroshi Sugimoto qui, enlevant la couche extérieure des Polaroid, en découvre le négatif, plus ou moins altéré dans l’opération de décollement. Les effets visuels ainsi obtenus et le feuilletage de l’image qui se révèle dans le geste les rapprochent des têtes émergeant, dans les dessins du sculpteur, d’un écheveau de traits qui créent autant qu’ils effacent par ensevelissement. Et l’on comprend pourquoi le photographe, invité en 2013 à travailler dans le jardin de sculptures du Museum of Modern Art, à New York, a commencé par la Grande Figure III (1960) et en a livré une double représentation, floue, comme pour accentuer encore le tremblement de l’être qui l’anime, ce seuil de l’existence sur lequel elle se tient.
« LE SENTIMENT DIFFUS DE LARÉALITÉ »
L’exposition, conçue par Hiroshi Sugimoto en collaboration avec Françoise Cohen et les équipes de la Fondation Giacometti, déploie la résonance qu’il a éprouvée alors en face de cette sculpture, « œuvre filiforme, comme si ce corps n’avait plus de chair, mais qui exprimait bien un mode d’être “extrême”, correspondant avec ce [qu’il] voulai[t] rendre avec [son] approche de la photographie ». Nul doute qu’il est question d’affinité quand il décrit, dans le catalogue, le « sentiment diffus de la réalité » qu’il ressent. Et de préciser : « Les phénomènes de ce monde, insaisissables et en mouvement constant, disparaissent d’instant en instant, et mes globes oculaires s’agitent, eux aussi, en permanence. […] Mes yeux ne me montrent pas ce que je veux vraiment voir. Sans compter le doute qui me tourmente depuis l’enfance concernant l’existence réelle de ce qui se reflète sur ma rétine. Un monde inversé est projeté sur ma cornée, au même titre qu’un film sur un écran, et je me suis toujours demandé si ce monde n’était pas, lui aussi, une image virtuelle. »
Fondant l’utilisation qu’il fait de l’appareil photographique sur cette expérience, il rencontre en effet le sculpteur qui écrivait à Pierre Matisse, dans sa fameuse lettre de 1948, ses tentatives réitérées – et ses échecs aussi nombreux – de représenter une tête et le caractère insaisissable de toute figure, éprouvé dès ses années de formation : « Impossible de saisir l’ensemble d’une figure (nous étions beaucoup trop près du modèle et si on partait d’un détail, d’un talon ou du nez, il n’y avait aucun espoir de ne jamais arriver à un ensemble). Mais si par contre on commençait par analyser en détail le bout du nez, par exemple,
on était perdu. On aurait pu y passer la vie sans arriver à un résultat. La forme se défait, ce n’est plus que comme des grains qui bougent sur un vide noir et profond. La distance entre une aile du nez et l’autre est comme le Sahara, pas de limite et rien à fixer, tout échappe. » Le dialogue qui se noue dès lors entre les œuvres est particulièrement intense, quoique tout en ellipses et en non-dits. Elles s’invoquent les unes les autres et encore d’autres en creux, dans leur absence ; elles s’attirent et se complètent – comme l’horizontale et la verticale, l’humain et le monde –, ressuscitent les souvenirs autant qu’elles invitent à éprouver le corps, debout, là, dans l’espace, regardant.
PRÉSENCES PASSÉES
Et l’on s’arrête pour regarder cinq sculptures d’Alberto Giacometti, sur la scène qu’a conçue Hiroshi Sugimoto pour les accueillir et recréer l’impression qu’il a eue, quand il a photographié la Grande Figure III, « d’assister à un drame nô, car, dans le nô, le passé renaît en tant que présent » – d’où le titre Past Presence donné à ces photographies. Disposées devant un rideau aux motifs de pins sur fond doré, repris d’un paravent conservé au musée national de Tokyo, les sculptures incarnent cette polarité. Immobile et de face pour celle en plâtre clair, marchant et de profil pour celle en bronze sombre, deux figures debout (les acteurs) évoluent devant trois autres, plus petites, assises sur leurs talons (les musiciens), répondant aux codes du théâtre nô tout en jouant leur propre partition. Leurs différences de taille creusent l’espace autant que le temps, permettant le retour du passé dans un présent suspendu et vivace ; l’Homme qui marche I arrive sur scène par la gauche comme le veut la tradition, revenu d’un monde aussi mystérieux que le destin vers lequel il se dirige. Les deux salles qui prolongent latéralement l’espace central en seraient comme les coulisses, là où les figures se métamorphosent (à la lumière du jour ou de la nuit, dans l’objectif, en se couvrant d’un masque), mais aussi là où elles s’évanouissent, la scénographie opérant un ultime renversement, puisque la fin, dans l’espace refermé, ramène au commencement, au temps des origines. Dans un tel dispositif, les quelques rencontres qu’Alberto Giacometti a pu faire en son temps avec la culture japonaise, à travers des représentations au Théâtre des Nations et par l’intermédiaire de son modèle, le philosophe Isaku Yanaihara, quittent le registre biographique pour rejoindre un plan spirituel, existentiel. Vues à travers le regard de Hiroshi Sugimoto, grand connaisseur du théâtre nô, collectionneur d’accessoires autant qu’organisateur de représentations, les sculptures interprètent le drame immémorial de la destinée humaine, dans un espace ritualisé où tout fait sens – la lumière et la pénombre qui accompagnent les apparitions, la précision des détails qui en amplifient l’intensité – et où le temps n’est pas seulement exposé, mais transmis et traversé, matériel et impalpable à la fois, par les sens et par l’esprit.
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« Giacometti/Sugimoto : en scène », 5 avril-23 juin 2024, Institut Giacometti, 5,rue Victor-Schœlcher, 75014 Paris.