On n’avait pas vu L’Atelier rouge d’Henri Matisse à Paris depuis l’exposition que le musée national d’Art moderne avait consacrée en 1993 aux premières années de son œuvre (« 1904-1917»). C’est que très tôt après sa réalisation en octobre 1911, son histoire s’est écrite dans le monde anglo-saxon : présentée à Londres dans la « Second Post-Impressionist Exhibition » de Roger Fry (Grafton Galleries, 5 octobre-31 décembre 1912), elle y est repérée par Arthur B. Davies et Walt Kuhn qui la sélectionnent, avec dix autres de ses pièces, pour figurer, au début de l’année 1913, à l’Armory Show, à New York, exposition séminale qui a marqué, dans le scandale, l’arrivée de l’art moderne européen aux États-Unis. Le tableau y fait l’objet de critiques acerbes – « Matisse […] jette sur sa toile des figures et des meubles avec l’impartialité prodigue et l’insouciance d’un enfant qui dessine », écrit à cette occasion l’artiste Kenyon Cox dans le New York Times –, revient ensuite à l’atelier et n’est plus montré au public avant le milieu des années 1920; puis, il passe en mains privées à Londres et par différentes galeries new-yorkaises, avant de susciter l’intérêt de la direction du Museum of Modern Art (MoMA) de New York après la Seconde Guerre mondiale, et d’entrer enfin dans ses collections en 1949.
LA SÉDIMENTATION DU REGARD
Alfred H. Barr considérait cette peinture, dont il a établi le titre aujourd’hui en usage, comme « le Matisse le plus important et le plus désirable » auquel l’institution qu’il dirigeait pouvait alors avoir accès, conforté dans ce jugement par James Thrall Soby, du comité des collections du musée new-yorkais, qui a activement milité pour son acquisition : « Au cours de ces dernières années, j’ai pensé presque constamment à ce tableau et je suis allé le voir à plusieurs reprises. […] Chaque fois que je le regarde, j’en retire un plaisir tel que toute autre réaction ne peut venir qu’après coup. » Ainsi l’œuvre a-t-elle pris sa place dans l’histoire de l’art moderne, mise en avant dès 1951 dans la monographie consacrée à Henri Matisse par le MoMA, et analysée dans le détail pour la présente exposition qui, émanant de ce même musée et du Statens Museum for Kunst de Copenhague, a été conçue par Ann Temkin et Dorthe Aagesen. Cette histoire de sédimentation du regard, avec ses lenteurs et ses retards, ses ellipses et ses redécouvertes : voilà le premier des fils tirés ici de la pelote de significations qu’est L’Atelier rouge. L’atelier en question est le premier qu’Henri Matisse a pu concevoir et adapter totalement à ses besoins. Il l’a même fait construire, en 1909, sur une parcelle attenante à la maison dans laquelle il venait de s’installer à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine). Nombreux sont les visiteurs à l’avoir décrit, dont Gertrude Stein qui écrivait dans son Autobiographie d’Alice Toklas (1933) : « Les Matisse déménagèrent, et se trouvèrent très bien chez eux. Et bientôt l’énorme atelier fut plein de statues énormes et d’énormes tableaux. C’était la période de l’énorme pour [Henri] Matisse. »
Ce confort tout récent et les importants formats qui en découlent, l’artiste le doit en grande partie au soutien de Sergueï Chtchoukine, riche collectionneur moscovite, lequel vient de lui passer la commande de vastes panneaux décoratifs pour l’escalier de son hôtel particulier – commande ayant donné naissance entre 1909 et 1910 à La Danse et à La Musique. Pour une chambre, ce sont trois nouvelles peintures qu’Henri Matisse accepte de réaliser, l’une d’elles étant plus tard devenue L’Atelier rouge. Il l’introduit ainsi dans une lettre adressée à son mécène en février 1912 : « Ce tableau surprend tout à fait à première vue. C’est nouveau évidemment… Vous ai-je dit que le tableau représentait mon atelier ? »
Si le sujet ne correspond à aucune des possibilités suggérées par Sergueï Chtchoukine (figures, paysages, natures mortes), il n’est pas non plus totalement nouveau pour l’artiste qui, à partir de 1903, en a déjà tiré plusieurs peintures. Il n’en est pas moins symbolique, au point que l’on qualifie souvent la toile de 1911 de manifeste. Y sont en effet représentées onze œuvres qui se trouvaient dans l’atelier à l’époque et qui, rassemblées, constituent un résumé de la carrière de Henri Matisse jusqu’alors écoulée, d’un paysage peint en Corse en 1898 à Jeannette, une sculpture de 1911.
RECOUVREMENT ROUGE
Au cœur de l’exposition de la Fondation Louis-Vuitton, à Paris, sont donc réunis, en un jeu de mise en abîme particulièrement stimulant, L’Atelier rouge et les œuvres, peintures, sculptures et céramique, qui y sont représentées. Ainsi apparaissent les transformations plus ou moins importantes qu’elles ont connues, l’œuvre-somme se faisant journal de la création en cours, attestant même, avec des dessins de recherche, de l’existence d’une peinture, le Grand Nu figuré sur la gauche, dont la trace depuis a été perdue.
Devant le tableau et dans la salle d’exposition, entre l’espace du spectateur et l’espace peint, se nouent les questions esthétiques qu’explore à cette époque l’artiste : il recouvre en effet de rouge de Venise la majeure partie de l’espace entre les reproductions de ses œuvres, les éléments de mobilier ne se révélant que par leurs contours laissés en réserve; ainsi affirme-t-il non seulement son amour pour la couleur et ce qu’elle véhicule d’émotions, mais aussi la planéité de la toile. Les œuvres reproduites y flottent autant qu’elles en fixent et ouvrent l’espace, conduisant le regard de point d’accrétion en sentiment d’expansion. Et si Henri Matisse ne pouvait expliquer cette décision radicale de recouvrement qui s’était imposée en cours de réalisation, il n’en accordait pas moins une valeur particulière à ce rouge, « un peu plus chaud que l’ocre rouge », comme il l’écrivit à Sergueï Chtchoukine.
Celui-ci n’a pas souhaité acheter L’Atelier rouge, et ce, malgré le caractère très personnel de la toile, qui pourrait aussi, lui offrant la synthèse de cette décennie de travail décisive – douze œuvres en une, comme une collection en modèle réduit –, porter témoignage de cette relation forte nouée entre l’artiste et son collectionneur. Une relation qui s’est néanmoins poursuivie par-delà cette non-rencontre, la peinture produisant quant à elle ses échos dans la suite de l’œuvre jusqu’au Grand Intérieur rouge de 1948, l’ultime grande huile sur toile d’Henri Matisse, mais également dans les gouaches découpées qui envahissent de couleurs et de formes les murs de son atelier dans ses dernières années. Ainsi va cette œuvre, d’incompréhensions en engouement, comme un miroir de l’art matissien, entre plaisir visuel et énigme à tiroirs.
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« Matisse. L’Atelier rouge », 4 mai-9 septembre 2024, Fondation Louis-Vuitton, 8, avenue du Mahatma-Gandhi, 75016 Paris.