« Mes souvenirs sont différents de ceux de ma mère et de mon père, explique l’artiste kosovar Petrit Halilaj. Ils ont grandi avec le théâtre et le cinéma, mais je n’ai jamais connu cela. Pour moi, cette maison de la culture est une ruine dans un endroit où on nous disait qu’il ne fallait pas aller. » Construit dans les années 1950, ce bâtiment était la maison de la culture du village de Runik. Elle comprenait une grande bibliothèque, un théâtre, où étaient donnés des spectacles, organisés des projections de films et des concerts. Elle a fermé ses portes en 1989, lorsque le Kosovo, alors province autonome au sein de la République serbe de la Fédération socialiste de Yougoslavie, a été privé de ses pouvoirs législatifs et exécutifs. Les programmes scolaires ont été modifiés et la culture, la littérature et l’histoire albanaises éliminées.
Dans les années qui ont suivi, plusieurs mouvements de résistance ont lutté sans succès pour l’indépendance et, en 1998, les forces serbes ont entamé une violente campagne contre les Albanais du Kosovo. Aujourd’hui, pour faire revivre la scène culturelle disparue sous la domination serbe, Petrit Halilaj dirige la restauration de la maison de la culture de Runik (RHoC) avec l’aide d’une subvention gouvernementale de 700 000 euros.
En mai, les Nations unies ont déclaré le 11 juillet journée annuelle de commémoration des victimes du massacre de Srebrenica en 1995, en hommage aux plus de 8 000 musulmans bosniaques qui y ont été tués. Petrit Halilaj, qui a vécu la guerre lorsqu’il était enfant au Kosovo, se félicite de cette résolution et espère que la réactivation de la RHoC apportera une éducation culturelle indispensable à une région qui se remet difficilement de la destruction de ses sites historiques.
L’artiste, qui a été invité cette année à réaliser la commande pour le jardin sur le toit du Metropolitan Museum of Art, à New York, espère depuis longtemps contribuer à la renaissance culturelle de Runik. En 2018, il a organisé la performance Shkrepëtima (foudre) dans les ruines de la RHoC pour susciter une prise de conscience culturelle ; le succès de l’événement a conduit le gouvernement à prendre possession du lieu.
Face à des projets de démolition et de construction sur le site d’immeubles commerciaux lancés cinq ans plus tard, Petrit Halilaj a fait campagne pour la restauration de la RHoC. Il a obtenu l’accord des autorités de conserver le bâtiment à la condition que sa fondation, Hajde, soutienne son développement. Le projet de restauration fait l’objet d’un concours d’architecture ouvert jusqu’au 17 juillet 2024.
Un programme culturel est déjà prévu sur le site pendant sa phase de restauration, et une équipe se prépare à l’ouverture du centre. Ce dernier comprendra un théâtre, une bibliothèque, des espaces de travail et un musée qui accueillera les remarquables découvertes archéologiques néolithiques faites à Runik. Nombre de ces objets seront exposés pour la première fois au public, après avoir été conservés dans des maisons privées en raison de l’absence d’un espace d’exposition approprié.
Petrit Halilaj souhaite également impliquer la communauté serbe de la région dans le programme du centre. Il estime que cela sera vital pour la résilience de la communauté et considère que la renaissance de la RHoC est essentielle pour fournir une plateforme d’expression et de réconciliation. « Ce que nous devons comprendre, même aujourd’hui, c’est que priver de liberté d’expression ne nous mène nulle part », déclare-t-il.
Pendant la guerre, Petrit Halilaj et sa famille ont été déplacés. Lors d’un bref retour dans sa maison familiale, il se souvient y avoir vécu avec une cinquantaine d’autres personnes. Ce court répit a pris fin lorsque son père, ainsi que d’autres hommes d’origine albanaise, ont été emmenés par les forces serbes. Déplacé une fois de plus, l’artiste s’est retrouvé dans le camp de réfugiés de Kukës II en Albanie. Le psychologue Giacomo « Angelo » Poli y encourageait les enfants à s’exprimer par le dessin. Sans appareil photo ni téléphone portable, Petrit Halilaj s’est senti obligé de représenter les atrocités dont il avait été témoin par des dessins très détaillés.
Ceux-ci ont inspiré l’installation présentée lors de sa première exposition personnelle dans un musée britannique, « Very volcanic over this green feather », à la Tate St Ives en 2021. « Je suis convaincu que [dessiner à Kukës II] m’a en quelque sorte sauvé la vie, déclare l’artiste. Sur le plan spirituel et dans l’idée de me rapprocher de quelqu’un par un langage dans lequel je me sens si à l’aise, à savoir le dessin. »
Pour l’heure, Petrit Halilaj se réjouit de la perspective de voir les habitants de Runik avoir à nouveau accès à des programmes culturels. « La vérité, pour moi, c’est de reconnaître qu’il n’y a pas de gagnant ou de perdant, confie-t-il. C’est un premier pas vers la réconciliation et un avenir meilleur, car sinon les gens ressentiront toujours de la frustration et le débat ne sera jamais clos. »
« The Roof Garden Commission : Petrit Halilaj, Abetare », jusqu’au 27 octobre 2024, Metropolitan Museum of Art, 1000 Fifth Avenue, New York