Quel a été votre premier choc esthétique ?
À l’âge de 5 ans, j’ai été fasciné par le design de ce petit cylindre de carton qui servait à maintenir le rouleau de papier hygiénique. À l’intérieur, il y avait une ficelle. J’ai trouvé ce simple élément absolument extraordinaire. J’ai commencé à jouer avec, mais la ficelle est tombée dans les toilettes. C’était un objet très précieux pour moi, et, pendant toute la journée, je me suis caché, craignant que mon père ne me punisse après ce désastre.
J’ai découvert l’art tardivement. Je n’y ai pas été exposé dans mon enfance. Mon père était aveugle et sourd en la matière, réfractaire à toute forme d’esthétique ; s’il entendait de la musique à la radio, il l’éteignait. Cela ne l’a pas empêché de mener une vie tranquille. Peut-être cet épisode du papier toilette était-il révélateur de ma sensibilité esthétique et annonciateur de mon goût, plus tard, en tant que critique et commissaire d’exposition. Dans ma carrière, j’ai été fasciné par des choses très simples.
Pour parler d’un souvenir plus directement lié aux arts, j’ai visité en 1980 la première Biennale d’architecture de Venise, intitulée « Strada Novissima » et dirigée par Paolo Portoghesi. Un de mes amis, qui étudiait l’architecture, m’y a emmené. Tous les architectes avaient conçu une maison, nous étions entourés de ces façades postmodernes. Je m’en souviens comme d’une expérience visuelle très importante.
Vous avez étudié à l’Accademia di Belle Arti à Florence. À vos débuts, à Milan, votre vocation était de devenir artiste. Pourquoi avoir choisi une autre voie, commissaire d’exposition et critique d’art ?
Je voulais faire quelque chose dans le domaine des arts. Je suis allé à l’Accademia di Belle Arti, ce que ma famille considérait comme une ambition très basse sur l’échelle sociale, comparée à des études de médecine à l’université, par exemple. J’ai étudié la scénographie parce que c’était le seul moyen de convaincre mon père de travailler dans les arts. J’avais ainsi la perspective de trouver un emploi de décorateur pour la télévision publique. Dans les années 1970, si vous pouviez entrer à la RAI [Radio Audizioni Italiane], c’était comme travailler dans un bureau de poste : vous étiez fixé pour le reste de votre vie ! Puis j’ai décidé de m’envoler pour New York. C’était l’époque de la Transavanguardia [Trans-avant-garde]. Lorsque je suis arrivé, tous ces artistes – Francesco Clemente, Enzo Cucchi, Sandro Chia – étaient exposés dans des galeries et faisaient la couverture du New York Times. J’ai compris qu’être artiste pouvait être un vrai métier !
Je suis rentré en Italie et j’ai décidé de devenir peintre. J’ai fait quelques expositions au Studio d’arte Cannaviello, à Milan, qui ont eu un certain succès, mais je me suis rendu compte que j’étais assez mauvais. Je peignais encore dans la veine de la Transavanguardia, alors que le nouvel art d’appropriation et le groupe Pictures Generation faisaient leur apparition à New York. Une galeriste américaine, Deborah Sharpe, a acheté quelques-unes de mes peintures et a décidé d’organiser une exposition à Manhattan. À l’époque, mes toiles se vendaient 2 500 dollars. Et juste à côté, la galerie International With Monument exposait Rabbit de Jeff Koons pour... 2 500 dollars !
Dans un élan de nostalgie, j’ai acheté, il y a quelques années, un de mes tableaux lors d’une vente aux enchères à Florence. Je l’ai payé moins cher qu’il ne s’était vendu à l’époque ! J’aurais dû acheter le lapin de Jeff Koons avec l’argent d’une de mes peintures, je serais très riche aujourd’hui ! [Une des éditions de la sculpture Rabbit de Jeff Koons a été vendue aux enchères pour 91,1 millions de dollars (frais inclus) chez Christie’s, à New York, en mai 2019, un record pour un artiste vivant. ] Quelques années plus tard, j’ai commencé à écrire pour le magazine Flash Art International à New York. J’ai eu beaucoup de chance : Helena Kontova, la rédactrice en chef, a organisé l’exposition « Aperto ’93: Emergency/Emergenza » à la Biennale de Venise et m’a appelé ; c’est ainsi que j’ai commencé à travailler en tant que commissaire d’exposition.
Aviez-vous des modèles ?
Francesco Clemente était l’artiste auquel je me référais le plus, car il était le plus connu à New York. J’aimais aussi beaucoup Sandro Chia. J’étais fasciné par ces peintres. Mais ma première rencontre avec l’art a vraiment eu lieu lorsque je suis devenu l’assistant de Sorel Etrog, un sculpteur israélo-canadien d’origine roumaine. J’ai un faible pour lui parce qu’il était vraiment sympathique ; travailler ensemble, c'était la belle vie. Je le porte toujours dans mon cœur.
Qu’est-ce qu’une bonne œuvre d’art ?
Je pense que c’est une œuvre qui vous fait franchir un seuil et qui, pendant un moment, vous place dans un autre monde. Quelque chose a changé dans votre esprit lorsque vous l’avez vue, sans avoir lu quoi que ce soit à son sujet ou sans que des gens vous aient dit ce qu’elle signifiait. Par la suite, vous avez une perspective différente sur la vie. Pensez à Empty Shoe Box (1993) de Gabriel Orozco, par exemple. Marcel Duchamp a joué avec l’idée de l’art – regarder Fontaine, un urinoir, comme une sculpture. Mais l’œuvre de Gabriel Orozco ne joue pas, c’est un geste radical, extrêmement puissant. Si vous la regardez bien, elle contient tout l’univers.
Vous vous êtes installé à New York en 1985, avant de devenir US Editor du magazine « Flash Art International » de 1991 à 1998. Quels souvenirs gardez-vous de cette expérience ?
À l’époque, Flash Art était LE magazine d’art. Il était particulièrement pertinent. Bien sûr, il y avait aussi Artforum, plus intellectuel. C’était une expérience très intéressante, même si je partageais un bureau dans le recoin d’un bâtiment universitaire et que je n’étais pratiquement pas payé. Mais soudain, j’étais invité dans les galeries et tout le monde venait me parler. Auparavant, je m’y rendais sans que personne ne me prête la moindre attention. Cela m’a permis de comprendre les différentes perceptions que les gens ont des choses. En coulisse, on peut avoir des frustrations, on voit le manque d’argent, mais tant que l’on fait croire que l’on est à la tête d’un magazine influent, ça marche.
Aujourd’hui, la presse artistique est devenue plus grand public, plus axée sur l’actualité. The Art Newspaper est l’un des titres spécialisés qui a changé la donne. Les gens veulent de l’information. C’est ce dont ils ont besoin, la plupart du temps. Plus personne ne s’intéresse vraiment à la critique d’art. Cela a complètement changé. Les réseaux sociaux très visuels comme Instagram ont encore renforcé ce désintérêt.
Vous avez ensuite occupé les postes de Manilow Senior Curator au Museum of Contemporary Art de Chicago, ainsi que de directeur artistique de la Fondazione Pitti Discovery, à Florence, et de la Fondazione Sandretto Re Rebaudengo, à Turin, dont vous êtes aujourd’hui Honorary Director. Que vous a apporté cette double carrière aux États-Unis et en Italie ?
Je n’aurais jamais pu faire ce que j’ai fait aux États-Unis si je n’avais pas été italien et, de la même manière, ce que j’ai fait en Italie si je n’avais pas travaillé aux États-Unis. J’ai eu la chance de profiter des qualités et des faiblesses des deux cultures. Pour moi, c’était un grand avantage de pouvoir être aux États-Unis et de travailler en Italie. Je n’aurais jamais pu devenir directeur aux États-Unis parce que je ne suis pas très doué pour trouver de l’argent ou pour traiter avec les collectionneurs et les administrateurs. Mais le fait d’y être installé m’a permis d’organiser des expositions. Sans cela, je n’aurais jamais été nommé directeur artistique de la Biennale de Venise. Aujourd’hui, je dirige le musée By Art Matters, à Hangzhou, en Chine, un bâtiment conçu par Renzo Piano. Travailler en Asie vous donne accès à une autre dimension, une autre réalité.
Parmi toutes les expositions que vous avez organisées, lesquelles mettriez-vous en avant ?
« Campo » à la corderie de l’Arsenal, à Venise, en 1995, consacrée à la photographie, avec des artistes comme Ólafur Elíasson, Vanessa Beecroft, Gillian Wearing... C’est là que j’ai rencontré Patrizia Sandretto Re Rebaudengo, qui venait de créer sa fondation. Ce fut le début d’une relation de vingt-deux ans. Elle m’a vraiment sauvé, car à l’époque j’étais au bord de la faillite pour monter ce projet. À la Fondazione Pitti, j’ai organisé une exposition collective intitulée « The Fourth Sex. Adolescent Extremes » avec Raf Simons en 2002. Elle mêlait la mode et l’art à la culture underground. J’ai coordonné beaucoup d’expositions à Chicago, mais celle consacrée à l’œuvre de Rudolf Stingel en 2007 a été fantastique. C’était un ami et un artiste que je suivais depuis longtemps. Beaucoup de choses ont commencé pour lui après cette exposition.
Quelles sont les qualités d’un bon commissaire d’exposition et d’un bon critique ?
Le bon commissaire est conscient d’être inutile ! Le monde de l’art n’existerait pas sans les artistes, les collectionneurs, les galeries, les musées... mais il pourrait se passer entièrement des commissaires sans que rien ne change ! Les gens continueraient à monter des expositions. Si vous voulez faire quelque chose d’intéressant, vous devez garder cela à l’esprit. Si vous pensez trop à vous, c’est un problème, car cela devient une confrontation avec les artistes. En tant que critique, je pense qu’il est important d’utiliser son cerveau ou son cœur, mais de garder le contrôle de ses tripes et de son foie. Si vous commencez à être méchant sur le plan émotionnel, ce n’est pas très intéressant. Vous pouvez être dur, mais vous devez le faire sous contrôle. En tant que commissaire, vous devez également garder la tête froide... même si vous avez parfois envie d’envoyer balader un artiste !
Vous avez été commissaire de la 50e Biennale de Venise en 2003, intitulée « Dreams and Conflicts: The Dictatorship of the Viewer » [Rêves et conflits : la dictature du spectateur]. Certaines critiques ont été sévères. Avec le recul, comment jugez-vous cette édition ?
Près de 99 % des critiques étaient sévères ! Je n’ai jamais bénéficié d’autant d’articles de presse, mais ils étaient vraiment négatifs ! Les gens vont penser que je suis très arrogant, parce qu’à l’époque, c’était un désastre total, mais maintenant je pense vraiment que c’était peut-être la dernière biennale. Ensuite, elles sont devenues très bien organisées, très bien pensées, mais ce ne sont plus des biennales. Ce ne sont que des expositions. Ce que j’ai proposé était une véritable biennale. C’était le chaos total, les choses sont arrivées par hasard. L’atmosphère était totalement différente, folle. Et je pense que c’est ainsi que cela devrait être, c’est-à-dire dans l’instant, dans le présent, sans penser à inclure tel ou tel artiste. C’était l’époque, nous ne le faisions pas consciemment.
Que pensez-vous de la Biennale de Venise 2024 ?
C’est une très bonne exposition, très érudite, qui présente un point de vue différent sur le monde. Mais je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de dialogues. Si vous n’avez pas de points de vue contrastés, il est très difficile de comprendre ce qu’est le bon et le mauvais art. On pourrait dire que tout est art, mais je ne le pense pas. Je pense qu’il existe une écologie de certaines œuvres et de certaines productions artisanales à laquelle nous, en tant que commissaires, devrions être plus attentifs.
Nous sommes très égocentriques et désireux d’exposer des œuvres provenant des endroits les plus reculés du monde afin de trouver des artistes. Mais peut-être sont-ils très heureux là où ils sont et devraient-ils y rester pour toucher leur communauté. Nous les amenons dans cette sorte de zoo qu’est une biennale et certains sont complètement perdus. Ils pensent que quelque chose change dans leur vie, mais en réalité, rien n’a changé à la fin de la biennale. Et leur équilibre est complètement détruit.
C’est ce qui m’est arrivé. J’ai inclus dans ma biennale des artistes dont personne ne connaissait l’existence. Ils sont arrivés à Venise, les gens se sont intéressés à eux, puis ils ont été rejetés par le monde de l’art et ont disparu. Leur vie a été détruite. Ils sont retournés là d’où ils venaient et sont devenus des échecs.
Cette biennale représente un autre risque de créer ce problème : de nombreux artistes étrangers sont projetés dans un monde fictif qu’ils croient réel. Mais lorsqu’ils reviendront à la réalité, ils ne pourront pas y faire face et auront de gros problèmes, à mon avis. Nous trouvons toujours quelque chose de fascinant, de beau, là n’est pas la question. Dire qu’une biennale est bonne ou mauvaise est un peu simpliste. Ce qui compte, c’est la complexité de l’exposition ; l’échelle de l’exposition est tellement énorme.
Selon vous, quelles éditions de la Biennale de Venise font date ?
Sans aucun doute, la 45e Biennale « Cardinal Points of Art», à laquelle j’ai participé avec Achille Bonito Oliva en 1993. La 48e Biennale, sous le commissariat de Harald Szeemann avec pour titre « dAPERTutto » en 1999, a également été impressionnante. Les gens regardent le passé à travers les lentilles du présent, mais à l’époque Harald Szeemann était un commissaire en perte de vitesse, vieillissant et assez marginal. Il n’était plus celui de « When Attitudes Become Form » [à la Kunsthalle de Berne en 1969] ou d’autres expositions marquantes. Et bien sûr, la 56e Biennale d’Okwui Enwezor, intitulée « All the World’s Futures », en 2015, était spéciale. Il a insufflé un esprit dans le monde de l’art, il avait une sorte de vision messianique du monde.
Vous avez également été l’un des commissaires de Manifesta 3 en 2000 et de la Biennale du Whitney en 2010.
Quand Robert Storr a organisé la Biennale de Venise en 2007, le communiqué de presse indiquait qu’il était le premier Américain à en être le commissaire. J’ai protesté, car j’avais un passeport américain lorsque j’ai organisé celle de 2003. Mais pour la Biennale du Whitney, j’ai insisté sur le fait que j’étais le seul Italien ! Non seulement parce que j’aime faire ce genre de blagues, mais aussi parce qu’à Venise, j’ai apporté mon expérience américaine, et à la Biennale du Whitney, celle italienne. Manifesta, à Ljubljana [en Slovénie], a été une expérience formidable. La ville était à taille humaine, dans le bloc de l’Est. Son titre « Borderline Syndrome/Energies of Defense », comme « Dreams and Conflicts: The Dictatorship of the Viewer» pour la Biennale de Venise, était visionnaire, sans que cela soit intentionnel. Aujourd’hui, nous sommes dans un monde de conflits, et le public est devenu le dictateur. Les expositions se concentrent sur le nombre de personnes qui les voient et postent constamment des images sur Instagram.
Manifesta 3 portait sur l’idée d’identité que nous expérimentons tous, sexuellement, politiquement, géographiquement... Je ne veux pas paraître nostalgique, mais lorsque j’étais commissaire d’exposition, c’était un peu plus ludique que ce que c’est devenu dans les années qui ont suivi. C’était plus comme un jeu, avec moins de règles. Il y avait un certain niveau d’imprévisibilité. Aujourd’hui, nous pensons à ce qu’il faut dire, à ce qu’il faut faire, à ce que l’autre personne a fait l’autre fois, à ce qu’il faut répondre à ceci ou à cela. C’est un peu moins amusant. Avant, c’était davantage un petit club, on ne se souciait pas des conséquences. À présent, le marché joue un rôle important, les musées... c’est devenu plus stratégique. Les gens y réfléchissent à deux fois parce que cela pourrait leur coûter leur carrière, une promotion dans leur prochain poste. Il s’agit surtout de cela, d’avoir raison, de faire ce qu’il faut, de ne pas prendre de risques. Les gens se critiquent toujours les uns les autres, mais lorsque vous vous rendez à la Biennale, c’est toujours génial, fantastique !
De quels artistes êtes-vous proche ?
Nous avons tous grandi ensemble à New York : Rudolph Stingel, que j’ai déjà évoqué, puis Maurizio Cattelan. À un moment donné, j’étais très proche de Gabriel Orozco, qui vivait à côté de chez moi. J’ai de très bonnes relations avec Charles Ray et Richard Prince. Je suis un homme de 69 ans, donc il y a très peu de femmes artistes dans mon catalogue ! Désolé !
L’une de vos expositions récentes, « Sunday » de Maurizio Cattelan chez Gagosian, à New York, s’est terminée à la toute fin du mois de juin. Quand et comment vous êtes-vous rencontrés ? Et qu’aimez-vous dans le travail de ce compatriote volontiers provocateur ?
Il a déménagé à New York en 1991, et nous vivions dans la même rue dans l’East Village. Comme nous étions italiens, nous connaissions Rudolph Stingel et avons commencé à nous fréquenter et à discuter. Je dois dire que, parmi tous les artistes que j’ai rencontrés, malgré le succès et le style de vie, Maurizio est toujours resté un peu le même. Je l’ai invité à exposer dans un espace loué à une entreprise qui testait un nouveau flacon de parfum. Son œuvre, qui n’en était pas une, s’intitulait Lavorare è un brutto mestiere. Depuis lors, nous avons développé une relation parallèle, en tant qu’amis et en tant que commissaire et artiste. Selon moi, Maurizio Cattelan est un artiste politique, pas comme Hans Haacke ou Barbara Kruger, mais il pointe du doigt ce qui est problématique. Il est le premier à utiliser la communication dans sa palette. Moins c’est artistique, plus c’est formel, plus c’est efficace. Il est certainement l’un des artistes visuels contemporains les plus pertinents. Il aura sa place dans l’histoire de l’art.
Quelles autres œuvres vous semblent remarquables aujourd’hui ?
Alex Da Corte utilise des langages très importants. Anne Imhof aussi. Le nouveau Peter Fischli – il est intéressant de voir comment un artiste se redéfinit après une longue carrière au sein d’un couple d’artistes [David Weiss est décédé en 2012]. J’apprécie Diego Marcon, un artiste vidéo italien. Je suis également Cheng Ran, qui a exposé au New Museum, à New York, et au Palais de Tokyo, à Paris, tout comme Li Ming et Cao Fei. Ces trois artistes chinois utilisent une nouvelle grammaire, parfois difficile à comprendre, mais qui vaut la peine d’être regardée. Je suis sûr qu’il existe beaucoup d’autres artistes passionnants en Asie et ailleurs...
Quel regard portez-vous sur la situation de la culture en Italie ?
C’est l’histoire d’un malheur, quel que soit le parti au pouvoir. La gauche a un énorme problème, elle place parfois des gens à des postes uniquement parce qu’ils appartiennent à sa famille d’idées. J’ai été plutôt à gauche toute ma vie, je n’ai jamais été très politique. Mais quand j’ai participé à la Biennale de Venise, c’était sous le gouvernement de Silvio Berlusconi. Si cela avait été sous celui de la gauche, je n’aurais pas fait la Biennale. Paolo Baratta, le président de centre-gauche de celle-ci à l’époque, n’a jamais envisagé la possibilité que je devienne son commissaire. J'ignore pourquoi. Lorsque j’ai été nommé, Vittorio Sgarbi a déclenché une guerre pour me faire démissionner ! Le gouvernement de Giorgia Meloni ne se soucie guère de la culture. C’est à la fois une mauvaise et une bonne chose. Pour lui, la culture est un cheval de Troie. Mais la plupart du temps, il est négligent. Il a confirmé Alberto Barbera, le directeur artistique du département cinéma de la Biennale de Venise depuis 2012, ce qui est très bien. Il sera intéressant de voir quelle sera l’approche du nouveau président de celle-ci, Pietrangelo Buttafuoco.
Vous écrivez pour la presse – une page mensuelle dans « Vanity Fair Italia » et pour le quotidien « Il Foglio » – ainsi que des livres sur l’art contemporain. Votre compte Instagram @thebonamist est très suivi, à l'instar de celui de Jerry Saltz, lauréat en 2018 du prestigieux prix Pulitzer dans la catégorie critique et marié à Roberta Smith du « New York Times ». L’une des vidéos que vous avez postées porte sur votre théorie intitulée « syndrome de Cendrillon ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?
Jerry et moi sommes amis. Au début, j’étais sur Instagram pour m’amuser, mais maintenant j’apprécie ce que je peux y exprimer. C’est un bon moyen d’atteindre les gens. Lorsque j’étais à Flash Art, j’ai été invité à donner une conférence à la Buffalo Art Academy. C’était la première fois que j’y étais invité. J’étais très enthousiaste. Je suis arrivé et, dans l’immense auditorium, il n’y avait que moi et la personne qui m’avait invité. Personne n’était venu ! Et cette personne m’a forcé à donner la conférence devant elle seule, avec des diapositives ! C’était surréaliste ! Aujourd’hui, je suis parfois invité à présenter l’un de mes livres. Je prends alors le train de Milan à Rome, et il y a vingt personnes... Sur Instagram, vous postez une vidéo de 20 secondes et pouvez être vu par plusieurs milliers de followers. Vous pouvez communiquer certaines idées à un très grand nombre de personnes. Je ne serais jamais capable de donner une conférence devant un si large public.
En ce qui concerne le « syndrome de Cendrillon », il s’agit de l’idée que certaines œuvres d’art, qui étaient un carrosse doré, redeviennent une citrouille après minuit. Elles étaient un cheval blanc et se sont transformées en souris. Actuellement, tout est évalué par le marché, et c’est triste pour l’art. Il y a encore des œuvres d’art, importantes pour ce qu’elles signifient ou ce qu’elles disent, mais qui n’ont aucune valeur. L’un des artistes les plus fantastiques m’ayant vraiment inspiré est Vito Acconci, qui est mort dans son studio de Brooklyn, dans un petit lit très inconfortable ! Mais son œuvre, qui n’a jamais eu de valeur financière, était très importante. Ce n’est plus possible de nos jours. Les gens ne regardent l’art qu’à travers les lentilles du marché. Ils veulent acheter le cheval blanc, mais la plupart du temps, ils achètent une souris.
Quels sont vos projets ?
J’ai travaillé avec Zelfira Tregulova, l’ancienne directrice de la galerie Tretiakov, à Moscou, sur une exposition intitulée « Square and Space. From Malevich to GES-2 », qui a été inaugurée le 20 juin [jusqu'au 27 octobre 2024], à la GES-2 House of Culture dans la même ville, un autre bâtiment conçu par Renzo Piano. Je sais que je vais être critiqué : comment puis-je travailler avec la Russie ? Selon moi, il est très important de maintenir le pont ouvert, l’échange culturel. Fermer complètement les frontières, physiques et intellectuelles, est très dangereux. Nous n’avons pas agi de la sorte dans le passé, alors que d’autres guerres étaient en cours ; nous devons continuer à communiquer et ne pas laisser les gens coincés là-bas, seuls. Je travaille à une exposition de Peter Fischli au musée By Art Matters. J’essaie également d’écrire un livre, qui aura pour titre Che roba è ? Come le cose diventano arte [Qu’est-ce que c’est ? Comment les choses deviennent de l’art], sur le thème du « syndrome de Cendrillon ». Il devrait sortir à la fin de l’année 2025. Enfin, je serai l’un des commissaires de la prochaine Quadriennale de Rome en 2025. Il y a de bons artistes italiens qui ont besoin de visibilité, et je pense que je peux y contribuer.
Quels conseils donneriez-vous à un jeune commissaire et critique d’art ?
Écoutez les gens, mais ne suivez pas ce qu’ils disent ! N’essayez jamais de plaire à tout le monde, car au bout du compte, personne n’est content ! Essayez de vous donner satisfaction dans ce que vous faites et peut-être que vous plairez aux autres. La beauté de notre profession, c’est que nous ne pouvons pas engendrer de graves dégâts. Si je fais une très mauvaise exposition, que peut-il se passer ? Rien.