De l’École de Casablanca sont souvent cités les noms de ses illustres professeurs-artistes – Farid Belkahia, Mohamed Melehi, Mohamed Chebâa et Mohamed Hamidi –, qui ont forgé la modernité plastique au Maroc en l’arrimant, dans l’esprit du Bauhaus, à des traditions vernaculaires. Moins fréquemment mentionnés sont ceux de professeurs tout aussi importants tels que l’anthropologue Bert Flint, l’historienne d’art Toni Maraini ou encore l’archéologue Naïma El Khatib Boujibar. Ce sont ces enseignants dont se souvient tout d’abord le peintre Abdallah El Hariri auquel une vaste exposition rend hommage au Comptoir des Mines Galerie, à Marrakech. « Sans Bert Flint, il n’y aurait pas eu d’École de Casablanca, rappelle celui qui étudia aux Beaux-Arts de Casablanca de 1966 à 1969. La matière de base, c’est lui qui l’a apportée. C’était un grand voyageur, un grand collectionneur de tapis et de bijoux qui parlait couramment le berbère. »
Toni Maraini, qui fut l’enseignante d’Abdallah El Hariri, se remémore, de son côté, un étudiant prometteur : « [Il] a fait partie du groupe originel des étudiants issus de l’École des beaux-arts de Casablanca qui surent en incarner l’esprit et s’affirmer sur la scène artistique dès la moitié des années 1970 comme artistes singuliers et indépendants. »
DU GRAPHISME AU « LETTRISME »
Abdallah El Hariri fait ses classes dans l’atelier graphique de Mohamed Chebâa avec lequel il collabore par la suite au sein de Studio 400, un cabinet de design et d’architecture d’intérieur. Ils s’occupent alors, de façon artisanale, « en utilisant calques, crayons et encre de Chine », de la mise en page et du graphisme de la revue Souffles. Abdallah ElHariri séjourne ensuite à Paris, puis en Pologne, où il travaille la gravure et la sérigraphie, mais surtout à Rome, de 1973 à 1979. Il y découvre les artistes conceptualistes et minimalistes italiens.
D’abord influencée par l’esthétique moderniste de l’École de Casablanca, dont elle épouse la sensualité géométrique et une palette de couleurs plutôt vives, son œuvre incline par la suite vers le monochromatisme noir, à rebours des tendances de l’époque. « Je vois Abdallah El Hariri comme quelqu’un qui a toujours su nager dans un courant porteur et parfois contraire, précise le fondateur du Comptoir des Mines Galerie, Hicham Daoudi. Cette abstraction totale qu’il explore avec ses monochromes n’était pas en vigueur dans les années 1970 où l’on privilégiait des graphismes encore très colorés .»
Imprégné par les cours de sa professeure d’archéologie Naïma El Khatib Boujibar qui invitait ses élèves à s’intéresser au graphisme du Paléolithique, Abdallah El Hariri se tourne alors vers le signe, lequel deviendra jusqu’à aujourd’hui l’une de ses préoccupations constantes. « La première des choses, ce sont les signes, nous explique-t-il, tout en évoquant la révolution induite par
l’intelligence artificielle. L’homme de demain n’aura peut-être plus besoin d’écrire ni besoin des signes. Le signe va sans doute disparaître, et l’homme pensera autrement. »
Dans son essai pour le catalogue de l’exposition « Transfigurations : l’Être, la Lettre et les Miroirs », l’historien d’art Farid Zahi considère que le peintre est « le pionnier du lettrisme au Maroc », précisant que cette utilisation du signe en art est d’abord apparue au Machrek (l’Orient arabe), par le biais des Irakiens Madiha Omar, Jamil Hamoudi ou Shakir Hassan Al-Saïd; au Maghreb, « le signe s’inscrit dans une civilisation multiculturelle, il transcende la diversité des langues et les rassemble en même temps ».
LA LETTRE ARABE
Distinguant de son côté l’art calligraphique du « lettrisme », tel qu’il nomme sa recherche, Abdallah El Hariri revendique une forme de subversion de la lettre qui ne dit pas son nom. « Je ne suis pas calligraphe, je suis graphiste, explique-t-il. La lettre, pour moi, c’est le signe. Il m’a fallu faire tout un travail pour supprimer le côté sacré de la lettre. Dans l’islam, celle-ci a une structure géométrique et une forme symbolique qui renvoient au sacré. On ne peut pas toucher à la lettre arabe, car elle est sacrée. » Tandis que le peintre assimile sa prise de liberté à « une violation du mot », Hicham Daoudi en souligne la force vitale : « Si l’utilisation de la calligraphie par d’autres artistes renvoie au sens, [Abdallah El Hariri] vide les mots de leur sens. Il utilise la lettre pour la dépouiller et en extraire une certaine forme d’énergie. »
Dans leur faculté à synthétiser l’héritage coloriste des peintres de l’École de Casablanca et leur intérêt pour la lettre, les dernières acryliques sur toile du peintre témoignent de cette capacité à « conjuguer avec esprit créateur, rigueur et poésie une austère géométrie et des envolées de formes, couleurs et signes calligraphiques, en explorant leurs multiples effets dans l’espace visuel », selon les mots de Toni Maraini, laquelle se réjouit qu’une place de choix soit aujourd’hui accordée à cette figure marquante de l’histoire de la peinture au Maroc.
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« Abdallah El Hariri. Mon histoire », 11 mai-15 juillet puis 15 août- 15 septembre 2024, Comptoir des Mines Galerie, angle 62, rue de Yougoslavie et rue de la Liberté, 40000 Marrakech.