Trente ans après avoir réalisé le premier des cinq films du cycle Cremaster qui l’a rendu célèbre, Matthew Barney (né en 1967) revient là où avait été organisée, en 1995, sa première exposition personnelle en Europe. La Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris, avait du reste coproduit Cremaster 4, ce premier opus, et lié l’auteur à l’histoire de son nouveau bâtiment inauguré depuis peu boulevard Raspail. D’où, en partie du moins, ce sentiment rétrospectif de profondeur temporelle qui se dégage de la présente exposition, surtout à la veille – hasard du calendrier – d’un prochain déménagement de l’institution : le passage du temps s’y sédimente de multiples manières. Si la majeure partie des œuvres présentées sont très récentes, voire réalisées in situ, par exemple Drawing Restraint 27, elles n’en puisent pas moins aux racines de l’inspiration de Matthew Barney, montrant la continuité de ses recherches, saisies dans leur dernière phase.
Les deux niveaux du bâtiment servent pleinement cette plongée : dans l’espace confiné du sous-sol est revisitée la pratique du dessin contraint par laquelle l’artiste a commencé en 1987, alors qu’il était étudiant à Yale University, à New Haven (Connecticut), et qu’il n’a cessé de reprendre depuis – les fondations donc –; le rez-de-jardin prend quant à lui des allures de salle de sport et se prête à une mise en abyme de son atelier new-yorkais, vaste entrepôt situé sur les bords de l’East River, servant de cadre à SECONDARY, sa nouvelle installation vidéo, et dont il est même la clé de voûte – la création en train de se faire. Jamais, sans doute, cette dimension réflexive n’avait été aussi explicite, tandis que le rapport au corps, à la performance physique et à la violence, omniprésent dès le début de son œuvre, trouve ici des formulations inédites, passées au filtre de l’âge.
UN ACCIDENT FONDATEUR
Au principe de SECONDARY – le terme désigne, dans les placements d’une équipe de football américain, les défenseurs qui, au plus loin de la ligne de mêlée, doivent recevoir les passes avant des attaquants – se trouve un traumatisme ancien, tant personnel que national : au cours d’un match, en 1978, alors que Matthew Barney, en parallèle de ses études, pratique lui-même intensivement ce sport-spectacle très populaire, voire emblématique des États-Unis, un tacle tragique laisse l’un des joueurs des New England Patriots, Darryl Stingley, paralysé à vie. L’auteur de l’action, Jack Tatum des Oakland Raiders, surnommé « l’Assassin », incarne à l’extrême le jeu ultraviolent auquel les joueurs sont alors plus qu’encouragés.
Si l’accident ainsi que la prise en compte des lésions cérébrales causées par les chocs à répétition chez les joueurs ont amené à une profonde réforme des pratiques de ce sport, il a dû aussi décider de la carrière d’artiste de Matthew Barney. Comme on exhume, pour en interroger la portée, le souvenir d’une douleur fondatrice, ce dernier construit son film autour de ce moment paroxystique de la collision de deux corps en mouvement, des formes d’énergie qui s’y cristallisent, ce qu’elles produisent entre les corps et ce que l’on peut en faire. Il travaille autour de la chute et de la façon dont on s’y prépare, dans un étirement du temps qui rejoue les ralentis rediffusés à l’infini sous couvert de décryptage, mais aussi le retour obsessionnel à l’instant où un destin s’est décidé. Les actions se répètent, comme à l’entraînement, filmées sous des angles variés, dans cet endroit suffisamment vaste pour en accueillir plusieurs en parallèle et qui se métamorphose en continu, de vestiaires de stade en atelier de sculpture, d’un lieu de production en espace de monstration, de moments de préparation en représentations, tous scénographiés et ritualisés. La diffusion sur sept moniteurs d’images tantôt identiques, tantôt décalées ou différentes, impose un rythme à la fois éclaté et continu, qu’amplifie le dispositif d’ensemble. Un terrain au sol, marqué du blason de l’artiste – l’ovale allongé d’un terrain barré d’une bande horizontale en son milieu – qu’il a choisi de longue date, est surmonté et entouré des moniteurs placés en hauteur, lesquels suggèrent, comme dans un stade, la foule des spectateurs, la simultanéité des actions et des points de vue, l’agitation générée.
DES GESTES SCULPTURAUX
La chorégraphie conçue par David Thomson, lequel par ailleurs incarne Darryl Stingley, opère sur un tout autre registre. Sans le brouhaha du public et des diverses annonces qui ponctuent et dramatisent un match, les gestes sont produits lentement, comme tournés vers eux-mêmes, montrant l’effort autant que la réflexion et les précautions qu’ils requièrent. Exécutés par des corps entre deux âges et néanmoins athlétiques, ils émettent souffles et autres bruits d’expulsion d’air, frottements, crissements, grincements, impacts, chocs plus ou moins amortis, qui se répondent jusqu’à parfois s’accorder et forment la bande-son du film.
Ces performeurs devenus instruments sont rejoints par les arbitres, qui produisent, eux, de multiples variations sur le sifflement. Une chanteuse (Jacquelyn Deshchidn) entonne, grâce à différentes techniques vocales, liées pour partie à sa double culture apache et pueblo, un hymne composé à partir d’improvisations, allant du cri à l’étranglement de la voix, et incarnant tous les décalages et discordances orchestrés par Matthew Barney. Ce ne sont pas des sportifs qu’il filme, mais des danseurs issus de différents mondes (danse contemporaine, hip-hop, breakdance ou krump), pour qui la performance physique sert avant tout un propos esthétique; avec eux, les énergies se conjuguent et les chocs se terminent en portés, tandis que l’immobilité est obtenue par la tension de tout le corps. Les costumes ont été dépouillés de la carapace protectrice qui donne aux joueurs des allures de robots : moulants ou lâches, ils n’amplifient pas le corps et sont associés, aux articulations, à des renforts de fortune semblant plus des entraves – Ken Stabler, le quarterback interprété par Matthew Barney, passe ainsi un long moment à désosser son casque pour en porter, scotché à même son crâne, le rembourrage intérieur.
Les héros de la mythologie d’antan ont pris du plomb dans l’aile, ils ont été métamorphosés par l’âge et fragilisés par les atteintes qu’ils ont subies ou qu’ils redoutent, tout comme l’atelier au sol éventré prend l’eau. Les voilà désormais qui s’entraînent à tomber ou modèlent leurs gestes sur les diverses pâtes plus ou moins élastiques qu’utilise le sculpteur. Et dans leurs interactions multiples, ils engendrent des formes, pleines ou en creux, indéterminées et énigmatiques, à l’instar de ces masses portant l’empreinte des corps, apparues au moment où ils se heurtent deux à deux, buste contre buste. Les corps traversés par les vibrations de la danse et du chant transmuent l’énergie et la transmettent à la matière – des métaphores de la sculpture.
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« Matthew Barney. SECONDARY », 8 juin-8 septembre 2024, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261, boulevard Raspail, 75014 Paris.