C’est une Biennale de Lyon portée par un idéal d’attention à l’autre, par le rêve d’un monde apaisé, mais conscient de sa propre violence, une Biennale jalonnée par plusieurs œuvres fortes et quelques moments de magie « curatoriale » qui renouvellent le regard sur les objets. Aujourd’hui directrice des Beaux-Arts de Paris, et ancienne directrice du MAC VAL, à Vitry-sur-Seine, dont elle a mis en œuvre les valeurs d’utopie, Alexia Fabre a intitulé cette édition « Les Voix des fleuves/Crossing the Water » (lire The Art Newspaper Édition française de septembre 2024), à la croisée du Rhône et de la Saône. Elle a invité les artistes à composer chacun un « sujet libre » sur les relations à soi, à l’autre, à notre environnement – parmi lesquels un nombre remarquable de productions nouvelles.
UN NOUVEAU LIEU : LES GRANDES LOCOS
Pour la première fois, la Biennale d’art contemporain de Lyon se déploie dans Les Grandes Locos, à La Mulatière, où des trains étaient autrefois entreposés et réparés. Les anciens bâtiments industriels, précédemment occupés par le Festival Nuits sonores, seront bientôt durablement réhabilités. L’art leur va bien. Dans la halle principale, les artistes se sont intéressés à la mémoire des lieux, et à l’idée du déplacement à travers l’espace et le temps. Cet horizon à la fois dense et lisible s’ouvre par des bras de femmes levés, moulés par Myriam Mihindou (Lève le doigt quand tu parles, 2024), en écho aux luttes sociales qui se sont tenues là. Au plafond, Michel de Broin a souligné par des lignes de lumière les traces laissées par le temps, qui dessinent une composition abstraite énigmatique, comme une peinture pariétale pour le futur (Mortier Fati – Lignes de lumière, 2024). Dans un heureux dialogue avec les portiques de béton, Ange Leccia livre une vidéo inédite, Trois temps (2024), réalisée à partir d’anciens films tournés dans des trains au cours de ses voyages autour du monde. De plus en plus oniriques, ces images suggèrent l’errance et la rencontre, des fenêtres sur le monde et sur soi-même.
C’est le thème de l’absence qui est évoqué dans l’installation sonore de Pavel Büchler (LIVE, 1999), lequel diffuse dans l’immense salle des lavabos des enregistrements de concerts… dont il n’a gardé que les réactions des spectateurs comme autant de foules invisibles. C’est d’une autre forme d’invisibilité que parlent les personnages filmés dans une voiture par Jérémie Danon & Kiddy Smile (RIDE, 2024), celle des Noirs en France. La disparition dont il est question chez Julien Discrit, dans le film Souvenir d’un après-midi de pêche, est celle de la mémoire des patients atteints de la maladie d’Alzheimer. Il faut monter quelques marches pour rejoindre l’espace dans lequel il évoque un centre médical, dans la région de San Diego, en Californie, qui propose de vivre dans des reconstitutions d’époques révolues. Aux murs, des images de stars de cinéma des années 1950 gravées dans du verre comme des fantômes : elles sont réalisées par une intelligence artificielle, tout comme la musique des années 1970 que l’on croit reconnaître. Une vitre est perforée comme une partition pour pianola : c’est l’enregistrement d’un concert donné par Claude Debussy. Qu’est-ce que la présence réelle ?
L’œuvre la plus spectaculaire est celle d’Oliver Beer, Resonance Project : The Cave (2024), qui prolonge cette réflexion sur la mémoire individuelle et collective, sur l’idée de la communauté des humains à travers le temps. Grâce au programme Mondes nouveaux*1, il a fait descendre huit chanteurs d’horizons géographiques et musicaux divers dans la grotte de Font-de-Gaume, aux Eyzies (Dordogne), leur demandant de murmurer un air de leur enfance. Enregistrées à différents moments, ces voix s’accordent d’un même souffle. Les teintes rosées des parois simplement éclairées par des téléphones portables évoquent un corps matriciel, et cette polyphonie bouleversante se révèle d’une surprenante familiarité, comme si elle traduisait un passé immémorial et commun. Oliver Beer transforme la grotte elle-même en instrument, et suggère une concordance entre certaines résonances et les emplacements des peintures rupestres, fantômes de cérémonies inconnues.
LA JEUNE CRÉATION À L’HONNEUR
Au macLYON – musée d’Art contemporain, il est question de relations entre les êtres, d’amour, de séduction, de souffrance et de tentatives de réconciliation. Dans les espaces plus restreints du musée, le dialogue entre les œuvres se noue plus étroitement, par exemple autour de l’installation de Stéphane Thidet, Au bout du souffle (2011) – présentée pour l’exposition de la collection d’Antoine de Galbert, et qu’Alexia Fabre a souhaité conserver. Cette verrière se trouve métamorphosée, presque augmentée. Animé par un souvenir d’enfance, Stéphane Thidet en a brisé les carreaux d’un geste brusque. Elle est éclairée d’une lumière rose provenant de l’œuvre menaçante Cuir Mouvement de Lyz Parayzo, des spirales métalliques tranchantes qui tournent sur elles-mêmes. De l’autre côté, deux projecteurs de cinéma, habillés de gélatines également roses, se font face dans Le Baiser (1985) d’Ange Leccia. Un peu plus loin, dans son film (U) (2024), Tohé Commaret évoque la fragilité d’une jeune fille malmenée par une relation amoureuse brutale, mais aussi la force de ses rêves au fil de ses errances. Puis, la Biennale prend un tour plus directement historique et politique, par le biais d’un ensemble d’œuvres puissantes de Taysir Batniji, notamment sur sa découverte de la mention « undefined » devant une case concernant sa nationalité, et son cheminement vers sa naturalisation (ID Project, 1993–2020), ou encore des photographies de trousseaux de clés légendées de quelques mots indiquant le moment où les maisons qu’elles ouvraient ont été détruites (Au cas où #2).
Dans cette Biennale, la très jeune création est à l’honneur, à l’IAC – Institut d’art contemporain Villeurbanne/Rhône-Alpes, à travers dix projets internationaux, parmi lesquels se distinguent ceux de Vir Andres Hera, Meri Karapetyan et Matthias Odin. À la Cité internationale de la gastronomie de Lyon, logée dans l’ancien Hôtel-Dieu récemment restauré, et occupé pour la première fois par la Biennale, Hajar Satari, tout juste diplômée des Beaux-Arts de Paris, livre le fruit de ses expériences physiques d’environnements naturels. Elle a bénéficié d’une résidence dans le massif des Écrins (Hautes-Alpes, Isère), dont elle a rapporté un journal dessiné de plantes de haute montagne. Ses sculptures oniriques immaculées, aux accents « surréalisants » sont inspirées de travaux menés sur les cimes du Tadjikistan : des jambes sortant d’une plante de pavot, des bouches assoiffées sur une petite construction comme un lointain temple du feu. Ses formes résonnent avec celles d’Alix Boillot : des sphères de sel sont disposées sur l’autel de l’ancienne chapelle, et des lacrymatoires, dans le même matériau, sont alignés telle une nature morte de Georgio Morandi ; l’eau comme un bien commun, qui mêle nos corps à nos environnements. Elle réalise les 12 et 13 octobre une performance au son de Grace de Jeff Buckley, qui s’intitule simplement L’Éternité.
*1 Programme du ministère de la Culture lancé en 2021, destiné à soutenir la création : mondes-nouveaux.culture.gouv.fr.
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17e Biennale d’art contemporain de Lyon, « Les Voix des fleuves – Crossing the Water », 21 septembre 2024-5 janvier 2025, divers lieux, Lyon et ses alentours, labiennaledelyon.com