Le pari est audacieux mais cohérent. L’exposition « Jeux de rôles », dont le commissariat est assuré par Robert Flynn Johnson, associe quatre artistes photographes marocaines, Amina Benbouchta, Fatima Mazmouz, Safaa Mazirh et Fatima Zohra Serri, à des photographes iconiques : Francesca Woodman, Cindy Sherman et la comtesse de Castiglione. Issus de collections privées et de la collection personnelle de Françoise et Daniel Aron, à l’origine, en 2018, de la Fondation pour la photographie de Tanger, les autoportraits présentés privilégient chacun la mise en scène de soi et le pouvoir d’émancipation par l’image. « Plutôt que d’être révélatrices […], les photographies de ces sept femmes sont transformatrices, précise le commissaire d’exposition. Telles des actrices endossant des rôles, ces femmes disparaissent dans leurs photographies en créant des personnages émotionnellement mystérieux qui jouent devant l’objectif. » Médium de plus en plus prisé au Maroc par des artistes femmes, la photographie et, singulièrement, le genre de l’autoportrait ont le vent en poupe.
DU CORPS SENSIBLE AU CORPS SOCIAL
Pionnière en la matière, la plasticienne Fatima Mazmouz met en avant la dimension performative de son approche : « Mon médium principal, c’est d’abord le corps que j’interroge, en essayant de le vider de ce que je suis pour laisser advenir des questionnements sociaux ou politiques. L’autoportrait est pour moi une page blanche que je vais travailler au corps, justement. » La notion de corps sensible apparaît dans des séries telles que Portraits d’une femme enceinte (2007) ou À corps rompu (2015), présentes dans l’exposition, abordant respectivement la question de la grossesse et celle de l’avortement.
Dans des séries plus récentes, comme Résistantes amazighes (2022), l'artiste choisit l'autoportrait pour incarner des figures d’affranchissement, dans un souci revendiqué de réparation mémorielle. « C’est en travaillant le corps de l’intime, souligne-t-elle, que j’ai compris que le corps de la grossesse ne faisait que mimer celui de l’immigré, le fait d’être dessaisie de son propre corps. C’est ainsi que j’ai réalisé que l’espace du politique venait aussi chercher mon intimité.»
Dans des registres différents, les autoportraits d’Amina Benbouchta et de Safaa Mazirh ont en commun de recourir au dessin ou à la peinture afin de contourner la dimension représentative du genre. D’abord peintre, la première s’entoure souvent d’accessoires suggérant l'gérant l’enfermement domestique pour masquer son propre visage. Offrant un portrait en creux de l’artiste, ses autoportraits sont perçus par le biais d’un regard extérieur qui en souligne toute l’étrangeté : « Je suis toujours vue par quelqu’un d’autre, je me mets à exister à travers ce regard anonyme porté sur moi », explique Amina Benbouchta. « Je suis comme un accessoire dans la photographie », ajoute-t-elle, assimilant ces mises en scène personnelles à des « rébus ou des puzzles » permettant de représenter, de façon fragmentaire, l’identité hybride qui est la sienne.
LE MENTIR-VRAI PHOTOGRAPHIQUE
De son côté, Safaa Mazirh rehausse de dessins évoquant la culture amazighe ses autoportraits en noir et blanc la montrant souvent nue. À mi-chemin des dessins pariétaux et des autoportraits psychotiques d’une Francesca Woodman aux quels le tremblé et le flou de ses images font parfois penser, ses photographies témoignent d’un désir d’émancipation du regard que l’on peut retrouver chez le photographe Hicham Benohoud, privilégiant le format des clichés d’identité afin d’opérer un travail de déconstruction de la masculinité marocaine.
Benjamine des artistes présentées dans l’exposition, Fatima Zohra Serri, qui photographie en autodidacte à l’aide de son téléphone portable, se met en scène dans des situations de la vie quotidienne rurale marocaine, dont elle souligne le caractère souvent stéréotypé. « Le concept qui dicte mon travail découle entièrement de mon environnement et de la société conservatrice dans laquelle j’ai été élevée, commente-t-elle. Avec le temps, j’ai développé un sentiment de rejet du schéma comportemental, répétitif, qui m’entourait, ce qui m’a poussé à restituer ma réalité à travers mes photographies. »
D’un romantisme sombre, son travail plus récent, en noir et blanc, continue de témoigner d’un désir d’émancipation par l’image qui était, en son temps, aussi le catalyseur des mises en scène de soi de la comtesse de Castiglione, dont Amina Benbouchta rappelle la fascination pour l’orientalisme. « Finalement, conclut-elle, c’est toujours le regard de l’autre qui peut décider de ce que l’on est et de la façon dont une photographie peut également mentir. » Le mentir-vrai de l’acte photographique.
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« Jeux de rôles », 7 juillet 2024-31 janvier 2025, Fondation pour la photographie. Tanger, 235, route de la Vieille-Montagne, Tanger 90040.