Comment avez-vous commencé à collectionner ?
Isabelle Pujade-Lauraine : le déclencheur a sans doute été les décès de nos parents. Nous avions chacun hérité d’œuvres de nos familles. Mes grands-parents maternels voyaient beaucoup d’artistes dans leurs ateliers, ma grand-mère était une femme de lettres et mon grand-père paternel, normalien, organisait des salons littéraires avec entre autres Jules Romains. Mais nous nous sommes dit que nous ne pouvions pas vivre dans l’histoire du passé familial !
Nous aussi avions besoin de vivre avec des artistes de notre époque, que nous aimions. De façon symptomatique, la première œuvre que nous avons achetée, en 2012, est celle de Mohamed Bourouissa, Screen 2, sur les écrans de télévision éclatés par les émeutes. En outre, nous avions envie de créer notre histoire commune, de construire un univers intime, passionné. Quelque chose qui témoigne de notre histoire d’amour, fondatrice de la collection. Celle-ci a renforcé notre lien !
Éric Pujade-Lauraine : je suis intéressé par les arts plastiques depuis mon adolescence et ensuite pendant ma carrière de cancérologue, où ils m’ont nourri. Un de mes grands-pères avait un Toulouse-Lautrec, un Caillebotte. J’avais envie à mon tour de créer une collection. À l’occasion de ces successions, nous avons vu à quel point l’âme des parents est transmise par les œuvres d’art...
Quand vous achetez, qu’est-ce qui vous guide ?
I.P.-L. : le point de départ, c’est une œuvre qui fait résonance avec ce que nous sommes. Un exemple : les mains en relief de Laure Prouvost, présentées dans son pavillon à Venise en 2019, nous ont interpellés à la galerie Nathalie Obadia, évoquant la notion de soutien... Le titre, Less take care of that, s’est imposé à moi ! Notre dernier achat, un casque de Léo Fourdrinier, a surpris la famille !
É. P.-L. : L’art m’interroge, me stimule, me questionne moi-même. L’art contemporain, sur ces plans, offre une extraordinaire variété de concepts, de médiums... Nous avons été guidés par le plaisir inextinguible de la découverte...
I.P.-L. : Et le plaisir de l’apprentissage ! Au départ, l’art contemporain m’était obscur, trop éloigné de la beauté esthétique. J’ai compris que si je ne me détachais pas de ce prisme, je n’arriverais pas le comprendre. Ce fut un effort, récompensé. Plus nous avançons, de découvertes en rencontres avec les artistes, plus notre champ de compréhension et notre plaisir s’élargit.
D’ailleurs, vous aimez que les artistes viennent eux-mêmes accrocher leur œuvre chez vous...
I.P.-L. : la relation avec l’artiste permet de nouer quelque chose qui accompagne l’œuvre. Pour entrer dans l’œuvre d’Evi Keller, il faut comprendre le parcours qui est le sien, sa dimension spirituelle. Des itinéraires de vie souvent incroyables. Je fais une analogie avec mon métier actuel de coach accompagnant les personnes qui ont été atteintes d’un cancer : on n’imagine pas les poids et les bagages de la vie à la première rencontre... Un artiste transporte une histoire de vie. Nous sommes reconnaissants envers les galeries, qui savent organiser des rencontres avec les artistes, ce que nous aimons beaucoup.
Le Prix Carta Bianca témoigne de votre soutien aux artistes...
I.P.-L. : C’était un pari d’arriver dans le monde de l’art avec ce prix richement doté et sans être connus dans ce secteur ! Nous voulions créer un pont entre notre monde, celui de la santé, et celui de l’art, en imaginant des rencontres entre les artistes et des patients que nous suivions, pour délivrer un message d’humanité où la vulnérabilité peut être un levier de transformation et d’optimisme. Un pari un peu fou !
É.P.-L. : En plein Covid, j’ai été frappé par la perte d’humanité au profit du tout économique dans le milieu hospitalier. Si nous pouvions, à deux, apporter une petite action...
Quel est le projet de Diego Cibelli, Premier Prix de cette édition 2024 ?
Il réalisera des soutiens en porcelaine de Capodimonte à Naples pour un camphrier gigantesque et très ancien du Giardino Torre, en écho à la fabrique royale éponyme, remise en route par l’ancien directeur des lieux, Sylvain Bellanger. Une iconographie du soutien, nécessaire même quand on est grand et fort ! Des patients vont participer au processus.
Quels sont vos autres projets ?
I.P.-L. : Nous allons investir une ancienne ferme dans l’Yonne près de Sens, qui était l’atelier du regretté artiste Saverio Lucariello, qui permettra d’exposer des œuvres, d’accueillir des artistes... Nous espérons qu’elle sera prête en mai 2025. Une grande étape pour le Prix !
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Prix Carta Bianca prixcartabianca.fr