Figure majeure de la peinture belge du XXe siècle, associée au surréalisme, et dans le cadre du centenaire du mouvement, Paul Delvaux (1897-1994) fait l’objet d’une exposition de référence, près de trente ans après celle que lui dédièrent les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, à Bruxelles, en 1997. Il était plus que temps de revenir sur la carrière de cet artiste un peu trop rapidement catalogué comme le peintre des gares et des femmes aux postures lascives. Cette rétrospective a pour objectif de mettre en lumière les facettes méconnues de sa production, tout en présentant ses chefs-d’œuvre emblématiques, dont certains n’ont plus été montrés depuis de nombreuses années.
UNE VÉNUS ET DES SQUELETTES
Pour ce faire, c’est l’abord chronologique pour les débuts, puis thématique pour la suite, qui a été retenu. Au réalisme magique succède le surréalisme, à Éros Thanatos, à l’Antiquité rêvée et ensoleillée, déclinée en architectures idylliques, le monde des trains en clair-obscur qui ont contribué à sa renommée. Ces productions picturales et graphiques sont mises en perspective les unes avec les autres – l’importance du dessin y étant soulignée –, et le peintre wallon lui-même est confronté à ses contemporains ou aux artistes qui l’ont influencé. Fonctionnant comme des articulations entre les différentes salles thématiques, ces quelques dialogues, parfois surprenants mais toujours à propos, ont pour principal mérite de contextualiser sa démarche et de révéler un artiste fin connaisseur de la peinture de son temps.
Commençant sa carrière en tant que peintre paysagiste des berges de la Meuse ou d’un Bruxelles industriel, Paul Delvaux se tourne vers l’expressionnisme, ce qui permet à la scénographie des tête-à-tête avec des toiles de Constant Permeke et de Gustave de Smet, mais aussi, plus curieusement, d’Amedeo Modigliani. Tout change en 1934, lorsqu’il découvre l’univers de Giorgio De Chirico à l’occasion de l’exposition « Minotaure » au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Cette rencontre provoque un véritable déclic chez l’artiste, passionné par l’Antiquité, les perspectives urbaines (du fait de ses études d’architecture) et les atmosphères résultant des multiples combinaisons entre figures féminines et fragments architecturaux classiques, deux fils conducteurs de son œuvre. Même s’il s’est toujours tenu à distance des milieux surréalistes belge et français, la singularité et l’ambiance de ses peintures lui ont valu une réelle reconnaissance de leur part.
Les années 1930 sont marquées par une autre découverte essentielle, celle des figures en cire du musée itinérant Spitzner. La « Vénus endormie » posée en devanture de ce musée anatomique que Paul Delvaux aperçut sur une foire l’influencera profondément. Il en représentera différentes versions tout au long de sa carrière. Très tôt également, les squelettes, qu’il dessine d’après ceux conservés à l’Institut royal des sciences naturelles, à Bruxelles, occupent une place importante dans sa peinture (James Ensor et Félicien Rops font d’ailleurs partie de ses références). Leur structure incarne pour lui l’essence même de la vie. Il les anime littéralement et leur fait prendre des postures identiques à celles des êtres vivants. Paradoxalement, alors que ses personnages ont des visages impassibles, il pare ses squelettes d’expressions et d’émotions. Il les intègre ensuite dans des scènes de la Passion, non pour choquer le public, mais pour accentuer le caractère de ces scènes. Quand il présente une des versions de la Mise au tombeau au Pavillon belge à la Biennale de Venise en 1954, un scandale éclate. L’archevêque de Venise, le cardinal Roncalli (futur pape Jean XXIII), veut censurer l’exposition et en interdire l’accès aux membres du clergé et aux croyants…
La même année, Paul Delvaux reçoit une commande pour une œuvre monumentale, la plus grande de son corpus : une fresque de plus de 240 m2 destinée à la salle de séjour de l’hôtel particulier de Gilbert Périer, dit « maison Périer », le directeur de la Sabena, la compagnie aérienne nationale belge. Le peintre, qui a carte blanche, plante ses décors à l’antique et joue des perspectives et des trompe-l’œil afin de réaliser un véritable environnement pictural. Les fresques existent toujours, mais la propriété étant privée, elles restent inaccessibles au public. C’est à travers les quelques projets d’études et les somptueuses photographies du lieu que le visiteur peut les admirer. Ils rendent compte du sens de l’espace de l’artiste, de sa maîtrise et de sa capacité à développer son univers hors du cadre limité de la toile.
REVALORISER L’ARTISTE
L’exposition contribue à réévaluer la place de Paul Delvaux au sein de la galaxie surréaliste, à approcher la complexité de son travail, à apprécier son apport à l’histoire de l’art et à constater l’écho que son œuvre a pu avoir au-delà des frontières francophones. Pour différentes raisons – notamment liées à sa personnalité, à sa défiance à l’encontre du mouvement surréaliste et à la faiblesse, parfois, de sa technique picturale –, il ne possède pas la notoriété de René Magritte et moins encore sa cote sur le marché de l’art international. La Fondation Paul Delvaux, établie en 1979 dans un des anciens ateliers du peintre, est située sur le littoral belge et ne bénéficie pas de la fréquentation touristique et de l’aura du musée Magritte, lequel est installé au cœur de Bruxelles. Les choses commencent cependant à évoluer grâce à cette exposition. Début 2024, la Fondation Paul Delvaux a été invitée par la Brafa, la Foire d’art et d’antiquités de Bruxelles, à sélectionner des pièces majeures de l’artiste en préfiguration à l’événement. À sa tête, c’est une nouvelle génération qui a repris le flambeau, en la personne de Camille Brasseur, commissaire de cette rétrospective associée à Michel Draguet, l’ancien directeur des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Par ailleurs, l’exposition s’ouvre sur quatre portraits de Paul Delvaux peints par Andy Warhol, à l’occasion de leur rencontre à Bruxelles en 1981. Le seul autre artiste belge à avoir été immortalisé par l’artiste américain est Hergé.
Le mot de la fin revient à Charles Van Deun, le premier directeur de la Fondation Paul Delvaux, qui a bien connu le peintre : « Homme fin et cultivé, il possédait en lui un trésor exceptionnel : une mémoire visuelle sans défaut, des souvenirs d’enfance intacts, une passion pour les cultures grecque et latine, et pour les romans de Jules Verne. Tout cela lui permit de trouver l’inspiration nécessaire à la réalisation de son œuvre. »
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« Les Mondes de Paul Delvaux », 4 octobre 2024-16 mars 2025, La Boverie, parc de La Boverie 3, 4020 Liège, expos-Paul Delvaux.com