En 1967, Giulio Paolini conçoit Lo Spazio et dispose ces huit lettres le long d’un cercle inscrit dans un volume cubique, rendant ainsi littéralement l’e-s-p-a-c-e visible, tandis que Gino de Dominicis tente, quelques années plus tard, assis au bord d’une mare, de créer la formation non pas de cercles mais de carrés, autour d’un caillou jeté dans l’eau (Tentativo di far formare dei quadrati invece che dei cerchi attorno ad un sasso che cade nell’acqua [Essayer de former des carrés plutôt que des cercles autour d’une pierre tombant dans l’eau], 1969). Sous la forme d’une tautologie ou d’un défi aux lois de la physique, voilà posées – avec une évidence qui se passe de démonstration – la légèreté et la force d’une idée, ainsi que la recherche des effets d’une pensée dans le réel aiguillant ces artistes.
Cette sorte de quadrature du cercle se représente dans toute exposition rétrospective consacrée à un mouvement fédéré par « le choix d’une expression libre engendr[ant] un art pauvre, lié à la contingence, à l’événement, au présent, à la conception anthropologique, à l’homme “réel” (Marx) ». Ces mots sont ceux du critique Germano Celant, en 1967, qui réunit ces propositions sous l’appellation « arte povera », empruntant au metteur en scène polonais Jerzy Grotowski ce qualificatif, qui désignait à la même époque un théâtre où le travail corporel de l’acteur prime sur les costumes, le décor et la musique.
LES ANNÉES 1960-1970
À ce problème épineux, Carolyn Christov-Barkagiev, la commissaire de l’exposition, répond par une présentation collective de treize artistes, en cercle au centre de l’édifice, ramifiant en ensembles monographiques dans les autres espaces de la Bourse de Commerce. L’exposition, centrée sur les années 1960-1970, se situe toutefois dans le temps long des résonances en amont et en aval, disséminées au fil des salles ou opportunément encapsulées dans les vitrines autour de la rotonde. Les tiraillements sont palpables, ceux que rencontre tout historien, a fortiori s’il consacre son étude aux formes de la disparition, du moins à celles et ceux qui ont cherché à s’effacer ou à brouiller les pistes.
Si l’affiche manifeste réalisée par Alighiero Boetti l’année du baptême du mouvement énumère les noms de famille de seize artistes, c’est en leur associant une sorte de code qui reste à ce jour énigmatique. Giovanni Anselmo intitule Invisibile un parallélépipède de plomb, sur lequel est gravé le mot « VISIBILE ». En dessous se trouve un vide que l’on ne voit qu’au ras du sol, là précisément où il dispose des projecteurs à diapositives. À la bonne distance d’un support, ils y inscrivent le mot « PARTICOLARE » (particulier), lequel, autrement, en l’absence d’obstacle, se dissout dans la dispersion à l’infini du faisceau lumineux. Tout est donc affaire de distance, comme l’indique également Pier Paolo Calzolari dans la dernière occurrence de la Casa ideale imaginée à partir de 1968 : ici, le visiteur, regardant dans une longue-vue, est précipité dans l’espace d’une photographie en montrant un précédent état, ainsi réactivé.
Car la distance est aussi celle que creuse le temps, avec lequel Giuseppe Penone entretient, dès ses premières actions dans la forêt de son Piémont natal, un rapport bien particulier (Alpi Marittime, 1967-1968). Enserrant de sa main le tronc d’un jeune arbre, il déclare en altérer la croissance, et, déposant sur le lit d’un ruisseau un cadre de bois aux dimensions de son corps, il se trouve pris dans le flux incessant de l’eau et le changement continu qu’il incarne. Ce faible renflement qu’une existence humaine imprime au temps, ce fragment provisoire qu’elle y découpe sont, sur le mode de la finitude, une façon de se fondre dans une échelle de temps plus longue, celle de la croissance végétale et des cycles de la nature.
« OBJET CACHE-TOI »
Pour qui engage un tel dialogue avec son temps – d’opposition par le passager ou encore l’ancestral des matières et des gestes –, la durée n’est pas le moindre des défis, et l’on échappe difficilement à la survalorisation de l’objet devenu œuvre, voire chef-d’œuvre : « Objet cache-toi », lit-on pourtant, mais en passant, sur l’un des igloos de Mario Merz. On a vu mieux exposées, il y a peu à Villeneuve-d’Ascq, les lacunes et transparences mêlées d’éclats vibrants des maillages et dessins de Marisa Merz.
L’espace dédié à Emilio Prini au sous-sol, avec son plancher noir et sonore et les cliquetis des commutateurs actionnant des néons placés dans les angles et au centre, conserve quelque chose de dérangeant dans son aspect rudimentaire et résistant à l’explication simple. De même, celui dévolu à Michelangelo Pistoletto, au premier étage, a l’efficacité d’un piège avec ses miroirs omniprésents, certains sérigraphiés de barreaux et faisant écho à la cage de métal sphérique dans laquelle est prise la boule en papier journal de Mappamondo (1966-1968).
C’est là que l’on croise, grandeur nature et transférés sur une plaque réfléchissante, Giovanni Anselmo, Gilberto Zorio et Giuseppe Penone absorbés dans cette Sacra Conversazione (1975), dont on ne saura jamais la teneur, et ce, bien que rien ne semble pouvoir échapper ici à ce regard inquisiteur qui exige de tout voir et creuse l’espace surexposé jusqu’au vertige.
À l’arrivée au second étage, avant d’entamer la ronde des présentations monographiques, une sculpture de Mario García Torres, un écho contemporain, surprend. Reprenant l’enseigne du One Hotel ouvert par Alighiero Boetti à Kaboul (Afghanistan) au début des années 1970, il convoque ce lieu et la mythologie qui s’y est attachée ; dessus est perché un hibou, évocation de celui que l’artiste gardait avec lui quand il vivait dans la capitale afghane jusqu’à l’invasion du pays par les troupes soviétiques en 1979 : Rémé Waiting for Boetti in Kabul ca. 1978 (2024).
Et, comme le hibou orphelin, on peut se sentir saisi par une puissante vague de nostalgie. Alors, dans cet édifice que l’on visite de bas en haut en tournant toujours en rond, on repense au commencement, au salon où sont présentés des matelas givrés de Pier Paolo Calzolari, des photographies racontant par l’image les débuts de l’arte povera et sur un petit écran plat Forest of Lines de Pierre Huyghe (2008).
L’écart était déjà bien là, béant et continuant à se creuser, entre Giuseppe Penone et sept acolytes portant une poutre de 12 mètres dans les rues de Munich en 1970 et la captation vidéo d’une exposition immersive organisée par Pierre Huyghe. L’intérieur de l’Opéra de Sydney y est transformé en une forêt explorée pendant 24 heures par des visiteurs équipés de lampes frontales et guidés par une chanson, à la manière des songlines des Aborigènes : la simplicité dans l’effort de corps en mouvement, ici et maintenant, face à l’emboîtement sans fin de nos fictions et nos mirages. Époque, regarde-toi.
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« Arte povera », 9 octobre 2024- 20 janvier 2025, Bourse de Commerce – Pinault Collection, 2, rue de Viarmes, 75001 Paris, pinaultcollection.com