Les recherches scientifiques au sujet de l’atome ont ouvert la voie à un âge neuf, sans possibilité de retour : l’âge atomique. La découverte de la radioactivité par Pierre et Marie Curie (1896) puis celle de la fission nucléaire par Otto Hahn et Lise Meitner (1938) précipitent l’éventualité de la destruction massive du vivant : « Aucun champ de la vie personnelle et collective n’échappe à la détermination nucléaire », notent les deux commissaires de l’exposition, Maria Stavrinaki et Julia Garimorth.
Ainsi s’intéressent-elles, à travers quelque 250 œuvres, au regard porté par les artistes sur la révolution de l’atome, depuis les premières années du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui. Ce regard oscille entre fascination – pour une échelle et une énergie insoupçonnées – et obsession trouble, puis condamnation, après l’explosion de la bombe A, en 1945, à Hiroshima et Nagasaki.
Le tour de force de l’exposition réside dans la capacité des commissaires à tisser habilement lecture historique, documentation scientifique ou propagande, et création artistique. Évitant le principal risque de réduire les œuvres à leur fonction illustrative, elles parviennent, au long d’un parcours chronologique et thématique remarquablement séquencé, à montrer comment les artistes se sont emparés des motifs de l’atome, de la puissance nucléaire et du péril encouru par la planète, dû à son usage militaire comme civil.
Le catalogue*1 allie, par ailleurs, didactisme et ambition intellectuelle, un équilibre rare dans les publications muséales actuelles.
IDÉALISME ET INFRAMINCE
La présentation est structurée en trois longs chapitres – « La désintégration de la matière », « La bombe » et « La nucléarisation du monde » – correspondant à des périodes de l’âge atomique dans lequel est entrée l’humanité depuis la fin du XIXe siècle : les découvertes majeures sur la radioactivité et l’atome, suivies de la création de la bombe atomique, de son explosion au Japon et des débuts de la guerre froide et, enfin, le développement du nucléaire civil, marqué par les catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima.
Le parcours s’ouvre sur une salle historique réunissant des œuvres de Hilma af Klint, Vassily Kandinsky ou encore Michel Larionov. Ce premier âge baigne dans une atmosphère idéaliste, voire touchant au spiritualisme. Les recherches de Pierre et Marie Curie, Wilhelm Röntgen, Ernest Rutherford ou Henri Becquerel sur l’organisation de l’atome et les rayons X modifient en profondeur l’appréhension du « réel ». La révélation d’une réalité en grande partie imperceptible encourage ces artistes dans leurs recherches plastiques, par-delà l’imitation illusionniste du monde. La série L’Atome (1917) de Hilma af Klint, qui représente, sous la forme de carrés et de cercles colorés, les transports d’énergie, évoque la quatrième dimension.
Michel Larionov se concentre quant à lui sur le rayonnement de la matière : la peinture devient alors un moyen d’objectiver les longueurs d’onde invisibles pour l’œil humain et de faire écho à l’éclat intérieur qui l’anime (Journée ensoleillée, 1913-1914). Marcel Duchamp se passionne pour les écrits du physicien Jean Perrin (Les Atomes, 1913) et révèle un goût pour les phénomènes aussi infimes que modestes – la buée, la chaleur d’un fauteuil quitté depuis peu, la pousse des cheveux, etc. –, « dont il fait une catégorie plastique à part entière », selon les mots de Thierry Davila, l’inframince.
Les utopies liminaires sont suivies dans la deuxième partie de l’exposition d’une rupture tragique, provoquée par la maîtrise de la fission nucléaire et l’invention de la bombe atomique. Dans la première salle réservée à la fabrication de la bombe (« Le projet Manhattan »), on retient notamment le film hypnotique de Dominique Gonzalez-Foerster, Atomic Park (2004), tourné non loin du lieu où a été effectué Trinity, le premier essai nucléaire de l’histoire. Des figures fantomatiques se meuvent dans le désert néomexicain d’un blanc aveuglant ; la bande-son dévoile une Marilyn Monroe hurlant contre la violence des hommes dans The Misfits de John Huston (1961).
La section au sujet des bombes atomiques larguées par les États-Unis sur les villes d’Hiroshima et de Nagasaki est particulièrement saisissante. Aux dessins réalisés par des hibakusha (survivants) répondent les séries photographiques de Hiromi Tsuchida – Hiroshima 1945-1979 (1979) et Hiroshima Monument II (1979 et 1997) – qui célèbrent avec sobriété la résistance de ces hibakusha, mais aussi de la nature. En contrepoint sont présentées les actions menées par Hi-Red Center, dont Shelter Plan (1964). Cette performance, au cours de laquelle les membres du groupe et leurs amis de l’avant-garde japonaise transforment une chambre d’hôtel en abri antiatomique, s’assimile à une critique des accords de coopération signés par le Japon avec les États-Unis.
L’ART APRÈS LA BOMBE
Les salles suivantes sont dédiées aux motifs singuliers émergeant dans l’art après 1945. Le champignon atomique, analogue à une tête humaine, dans le collage de Bruce Conner, Bombhead (2002), constitue l’exemple le plus lisible. Figurent aussi la crainte de l’anéantissement chez Asger Jorn et Raoul Hausmann (L’Homme qui a peur des bombes, 1957), la physique nucléaire symbolisée tantôt par une gestualité nouvelle (Piero Manzoni, Jackson Pollock), tantôt par une fragmentation iconographique (Salvador Dalí), ou encore la bombe spectaculaire issue de la culture de masse (Jim Shaw, General Idea, etc.).
La troisième et dernière partie de l’exposition, « La nucléarisation du monde », laisse entendre le discours politique de nombreux artistes sur la banalisation du nucléaire et ses dangers. Il se manifeste dans les évocations, plus ou moins littérales, des dommages causés par les irradiations (Tatsuo Ikeda, Count 10000, 1954 ; Tetsumi Kudo, Jardin greffé, 1970-1971 ; Miriam Cahn, Atombombe, 1991), dans la relecture féministe de l’imaginaire atomique (Nancy Spero ; Greenham Common Women’s Peace Camp), dans les accusations de violence coloniale des essais nucléaires, menés en Algérie ou en Polynésie française, ou encore dans la dénonciation des ravages du nucléaire civil (Natacha Nisic, Fukushima 1, 2012 ; Susanne Kriemann, Lupin, fougère, genêt, 2024).
Le parcours se clôt avec une gravure à l’eau-forte de Chris Burden, The Atomic Alphabet (1980). À un vocabulaire inquiétant, ce dernier associe des caractères chinois (référence à la guerre du Vietnam) à des vignettes illustrées, moyen de tourner en dérision l’information anxiogène et propagandiste, diffusée par les autorités pour entretenir le patriotisme pendant la guerre froide et plus largement les conflits armés. De A comme « atomique » à Z comme « zéro ».
*1 L’Âge atomique. Les artistes à l’épreuve de l’histoire, Paris, ParisMusées, 2024, 352pages, 42euros.
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« L’Âge atomique. Les artistes à l’épreuve de l’histoire », 11 octobre 2024-9 février 2025, musée d’Art moderne de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, 75116 Paris, mam.paris.fr