La relation entre Maillol et Lüpertz peut sembler, à première vue, difficile à établir. Cependant, Fabrice Hergott, le directeur du musée d’Art moderne (MAM) de Paris, souligne l’existence de points communs entre l’œuvre du jeune Allemand et celle du sculpteur français. Qu’en pensez-vous ?
Il est vrai qu’il existe peu de parentés évidentes entre Markus Lüpertz et Aristide Maillol. Toutefois, on peut relever certains parallèles. Tous deux ont inscrit leur travail dans l’espace public : Maillol, souvent à travers des monuments aux morts commandés par l’État, et Lüpertz, avec des statues rendant hommage à des figures culturelles majeures, comme Mozart à Salzbourg, Beethoven à Bonn, ou les Schumann [Robert et son épouse Clara, ndlr] à Düsseldorf*1. Une différence notable réside dans la manière dont ces commandes ont été attribuées : Maillol bénéficiait de commandes directes, souvent sans passer par un jury, tandis que Lüpertz, bien que sollicité par diverses institutions, refuse catégoriquement de se soumettre à une telle procédure.
Le deuxième point les liant est la fascination pour le corps féminin nu. Cette attirance n’est pas présente aux débuts de l’œuvre de Lüpertz. Sa fascination a été certainement exacerbée grâce à l’étude des nus de Maillol.
L’artiste ne connaissait pas les sculptures du Français installées aux Tuileries, et je les lui ai montrés un soir après un repas copieusement arrosé. L’état d’euphorie de cette nuit-là a peut-être provoqué son intérêt et ces séries actuelles.
Si, plus tard, vous avez été au-delà de l’art allemand avec Per Kirkeby, Marcel Broodthaers, Niele Toroni, Robert Filliou et bien d’autres, vous avez d’abord lancé, je dirais même « fait » la carrière des grands artistes typiquement allemands, en commençant avec Georg Baselitz en 1963, Markus Lüpertz en 1968. Ils ont été suivis par A.R. Penck, Jörg Immendorff, Sigmar Polke, puis Anselm Kiefer, qui n’est resté que cinq ans chez vous. Mais vous n’avez pas exposé Gerhard Richter. Leur point commun est leurs attitudes et leurs productions artistiques loin des conventions, du « mainstream » et des tendances sociales et artistiques dominantes. Malgré cela, vous avez réussi commercialement, et les artistes allemands sont parmi les plus chers sur le marché de l’art. Comment expliquer ce succès ?
Concernant Gerhard Richter, je n’entretenais avec lui que quelques contacts dans les années 1950, liés au commerce de tableaux. Je ne l’ai jamais représenté, ce qui en dit long sur mon sens des affaires… Mais, naturellement, ce sont les ventes qui font vivre une galerie. Dans les années 1970, l’art allemand était encore provincial, profondément marqué par les traumatismes des deux guerres mondiales et l’ombre de l’Holocauste. Une structure officielle pesait lourdement sur les artistes, incarnée par les Académies et l’association du « Deutscher Künstlerbund », auxquelles il était presque impossible d’échapper. À cette époque, un artiste allemand n’existait vraiment que s’il parvenait à s’imposer à l’étranger — une réussite qui demeurait rare. Mon objectif stratégique s’est donc imposé : les faire reconnaître au-delà des frontières nationales.
Le musée Maillol, institution privée, a été fondé par Dina Vierny, muse par excellence de Maillol, mais également de Matisse. Aujourd’hui, il est dirigé par son fils, le galeriste Olivier Lorquin, accompagné de ses deux fils. Quelle distinction peut-on établir entre une exposition organisée dans le cadre d’un musée national, d’un musée municipal et d’une institution privée ?
Dans un musée privé, les démarches s’avèrent plus directes, laissant une certaine place à l’improvisation. À l’inverse, les institutions nationales ou municipales se caractérisent par une structure plus complexe et des procédures souvent alourdies. Toutefois, même dans un cadre privé, un contrat demeure indispensable pour garantir une protection contre toute ingérence de la part des exploitants du musée.
En 2012, vous avez consenti une donation considérable au MAM, sous l’impulsion de son directeur, Fabrice Hergott. Cette générosité vous a permis d’exposer des œuvres issues de votre collection personnelle aux côtés de celles incluses dans la donation. En complément de l’impressionnant catalogue qui l’accompagne, un ouvrage plus concis, signé Donatien Grau, est également paru, dans lequel vous rejetez l’appellation de « néo-expressionnistes » pour désigner vos artistes. Comment, alors, qualifiez-vous ces esprits anticonformistes, aujourd’hui octogénaires ou disparus ?
L’appellation « néo-expressionniste », bien que fréquemment employée pour qualifier ces artistes, reste profondément inexacte. À une époque où l’« École de Paris » dominait la scène artistique en élevant l’abstraction à son zénith, ces peintres allemands ont pris un chemin radicalement différent. Ils se sont attachés à créer des images contemporaines, s’appuyant sur une peinture figurative méticuleusement réalisée à la main. Leur style, loin d’être un but en soi, a parfois été interprété comme le cœur de leur démarche, alors que leurs compositions s’enracinent avant tout dans le poids écrasant de l’Histoire. Hélas, je n’ai que partiellement réussi à atteindre l’objectif que je m’étais fixé.
Autrement dit, vous n’avez pas véritablement concrétisé votre « désir de travail de mémoire et de discussion autour de l’histoire de l’art d’après-guerre », comme vous me l’aviez confié il y a douze ans… Pourtant, vous prenez plaisir à raconter, avec humour et une certaine coquetterie, que vous n’avez jamais réussi à obtenir votre baccalauréat et que, dans les années 1950, vous peiniez à vendre des œuvres à la galerie Rudolf Springer. C’est, dites-vous, ce qui vous aurait conduit à devenir « conseiller d’artistes ». Une belle formule, certes, mais quelle est exactement la différence entre ce rôle et celui d’un galeriste intelligent qui, comme tous les grands de la profession, conseille naturellement ses artistes ?
Vous avez une vision trop idéaliste du marché de l’art ! Il s’agit avant tout d’un commerce. Le monde a changé, et les mauvaises pratiques se sont démultipliées. Cependant, il existe encore des galeristes avisés, et certains conseillers d’artistes, lorsqu’ils ont la chance de découvrir des créateurs en résonance avec leurs propres idées, savent se mettre à leur service pour créer une véritable différence.
Votre programme inclut-il également des femmes artistes ? Vous êtes réputé pour votre proximité exceptionnelle avec vos artistes, marquée par une camaraderie et une amitié profondes, notamment avec Baselitz et Lüpertz. Cette complicité, faite de repas partagés, de moments euphoriques et d’une collaboration étroite, serait-elle un privilège réservé aux hommes ?
À l’heure actuelle, seule une femme peintre, Maki Na Kamura, est représentée par la galerie de Berlin. Cela ne m’empêche pas, bien sûr, de m’intéresser à d’autres artistes, qu’ils soient femmes ou hommes, pourvu qu’ils partagent cette préoccupation : celle de créer des tableaux peints dans la tradition, reconnaissables comme des œuvres du XXe ou du XXIe siècle.
*1 Et aussi un Apollon à l’Opéra de Francfort et un guerrier grec tombé, édifié devant le Théâtre de l’Ouest à Berlin.
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« Maillol – Lüpertz. Une filiation », jusqu’au 23 mars 2025, Musée Maillol, 59-61, rue de Grenelle, 75007 Paris, museemaillol.com