À l’heure où l’on célèbre le surréalisme, le Musée national Picasso - Paris a programmé à point nommé la période courant de 1934 à 1947 de l’Américain Jackson Pollock (1912-1956). Ce dernier a été influencé, aux prémices de sa carrière, non seulement par le maître espagnol, mais aussi par les peintres surréalistes, en particulier André Masson, exposé à New York en 1933 et en 1935 chez Pierre Matisse, puis montré, tout comme Pablo Picasso, en 1936-1937, au sein de l’exposition « Fantastic Art, Dada, Surrealism » organisée par le Museum of Modern Art (MoMA), à New York. Pierre Matisse présentera également Max Ernst, Yves Tanguy, Joan Miró, Roberto Matta et Wifredo Lam.
Des premières sensibilités...
Si Jackson Pollock est entré dans l’histoire de l’art américain, et de l’art en général, par ses célèbres drippings (technique picturale où la peinture est projetée sur le support) qui ont révolutionné les canons de la peinture gestuelle et de l’expressionnisme abstrait, ses débuts sont plus complexes qu’il n’y paraît et bien plus riches d’enseignements sur sa formation artistique. Né en 1912 dans les Grandes Plaines de l’Ouest, le jeune Jackson est très tôt marqué par l’art et la culture des peuples natifs américains ; il aurait même assisté à l’âge de 11 ans à des rituels indiens. Il s’essayera ainsi à des sculptures quasi primitives au commencement des années 1930. Lui et son frère aîné Charles, lequel a entamé une carrière artistique à Los Angeles dès les années 1920, se rendent à l’Exposition universelle de Chicago de 1933, puis s’engagent tout au long de l’année suivante dans un vaste périple à travers le territoire américain frappé par la crise économique – ce qui confortera leur sensibilité politique de gauche.
Jackson Pollock prend alors connaissance de l’œuvre des muralistes mexicains comme Diego Rivera, José Clemente Orozco ou David Alfaro Siqueiros, également actifs aux États-Unis, ainsi que de celle d’un des plus importants peintres figuratifs de l’époque, Thomas Hart Benton (dont Charles est l’assistant et l’ami. Celui-ci devient naturellement son professeur principal à l’Art Students League of New York. Après avoir représenté les riches prairies américaines dans les années 1920, Thomas Benton chronique de façon particulièrement poignante les répercussions du Dust Bowl, cette succession de tempêtes de poussière et de pluies diluviennes – premiers effets de l’agriculture intensive et du changement climatique – qui ont dévasté les terres des Hautes Plaines pendant plus de huit ans. Il deviendra dès lors un des héros, quoique controversé, de la peinture « réaliste » de la période de la Grande Dépression (1929-1939), à travers sa participation active au Federal Art Project de la Works Progress Administration (WPA), promu par la politique du New Deal de Franklin Delano Roosevelt entre 1933 et 1939. L’exposition présente ainsi, au côté de ceux de Thomas Benton, des petits tableaux sociaux de Charles ou Jackson Pollock sur la condition des cueilleurs de coton, des moissonneurs, des travailleurs des mines de charbon ou des employés ferroviaires...
... Aux influences fondatrices
Mais c’est l’œuvre de Pablo Picasso qui engagera définitivement Jackson Pollock sur un versant plus expressionniste et informel. Dès 1937, il prend connaissance de l’article « Primitive Art and Picasso » de John D. Graham (publié dans Magazine of Art d’avril 1937). En mai 1939, Guernica est accroché à New York, à la Valentine Gallery. Au mois de novembre suivant, le MoMA, tout juste rouvert sur la 53e rue, consacre à Pablo Picasso une rétrospective sur quarante ans de carrière. L’effet est déterminant sur Jackson Pollock ; une somptueuse série de dessins en témoigne dans l’exposition. En émerge un véritable panthéon de figures mi-humaines, mi-animales qui prendront de l’ampleur et de la couleur sur des toiles de plus en plus ambitieuses. La lecture de la revue Minotaure semble également lui servir de guide, tout comme les ateliers d’écriture automatique de Roberto Matta, ou la cure psychanalytique qu’il poursuit auprès de Joseph Henderson, d’obédience jungienne, et avec lequel il partage la même curiosité pour les mythes et les approches spirituelles et chamaniques.
Jackson Pollock produira près de soixante-dix dessins liés directement à cette thérapie, ainsi que plusieurs toiles autour du motif du masque, dont Mask (1941) et Masqued Image (1938), deux œuvres présentes dans l’exposition parisienne. « La peinture est un état d’être... la peinture est une découverte de soi... tout bon artiste peint ce qu’il est », affirmera-t-il alors. Cette déclaration fait écho à une citation de Pablo Picasso reproduite dans le communiqué de presse de l’exposition du MoMA : « Art is not the application of a canon of Beauty but what the ins- tinct and the brain can conceive beyond any canon. [...] The artist is a receptacle for emotions that come from all over the place : from the sky, from the earth, from a scrap of paper, from a passing shape, from a spider’s web. That is why we must not discriminate between things. Where things are concerned there are no class distinctions. We must pick out what is good for us where we can find it. » (« L’art n’est pas l’application d’un canon de beauté, mais ce que l’instinct et le cerveau peuvent concevoir au-delà de tout canon. [...] L’artiste est le réceptacle d’émotions qui viennent de partout : du ciel, de la terre, d’un bout de papier, d’une forme qui passe, d’une toile d’araignée. C’est pourquoi il ne faut pas faire de distinction entre les choses. En ce qui concerne les choses, il n’y a pas de distinction de classe. Nous devons choisir ce qui est bon pour nous là où nous le trouvons. ») À propos de la peinture The She-Wolf, réalisée en 1943, Jackson Pollock dira : « The She-Wolf a vu le jour parce qu’il fallait que je la peigne. Si j’essayais d’en parler, d’expliquer l’inexplicable, je ne ferais que la détruire. » Elle sera la première œuvre de Jackson Pollock à rejoindre les collections du MoMA, en mai 1944.
Autre moment fondateur : l’exposition « Indian Art of the United States », toujours au MoMA, inaugurée en janvier 1941. Jackson Pollock se référera ainsi souvent aux sculptures des Kwakwaka’wakw, dont l’un des « totems » gigantesques ornait l’entrée extérieure du musée. La toile Birth (vers 1941) en témoigne tout particulièrement, de même qu’une sculpture taillée dans un os d’animal tout à fait singulière (Untitled, vers 1943). Écho de ses émotions d’enfant, les peintures chamaniques de sable, de farine, de pollen ou de pétales exécutées directement sur le sol du musée par les Indiens Navajos sont également essentielles dans la poursuite des expérimentations de Jackson Pollock. Aussi, à partir de 1945, peindra-t-il presque exclusivement au sol. Après l’exposition de novembre 1943 à la galerie Art of This Century dirigée par Peggy Guggenheim (alors compagne de Max Ernst), c’est Betty Parsons qui lui ouvre les portes de sa gale- rie, en janvier 1948. Il y dévoile ses premiers pouring (déversement) et dripping (égouttement) où l’acte de réalisation d’une peinture prime sur l’objet peinture en lui-même. Ce que l’on résumera sous l’intitulé « Action Painting ». Une légende est née.
Pour autant, outre cet art des peintres indiens de l’Ouest travaillant directement sur le sol, on peut se remémorer la célèbre phrase de Franklin Delano Roosevelt au moment du Dust Bowl : « A nation that destroys its soils destroys itself. » (Une nation qui détruit ses sols s’autodétruit.) La faculté de Jackson Pollock à revivifier le sol empoussiéré de l’art américain en y déversant de nouvelles liquidités de peinture est au-delà même d’un engagement, presque de l’ordre d’une mission. L’exposition du Musée national Picasso-Paris le révèle avec brio.
« Jackson Pollock : les premières années (1934-1947) », 15 octobre 2024-19 janvier 2025, Musée national Picasso-Paris, 5, rue de Thorigny, 75003 Paris, museepicassoparis.fr