« Rodin/Bourdelle. Corps à corps » au musée Bourdelle, « Modigliani/Zadkine. Une amitié interrompue » au musée Zadkine ou « Giacometti/Morandi. Moments immobiles » à l’Institut Giacometti, chacune de ces expositions s’appuie sur des contextes historiques particuliers et établit des liens entre ces personnalités, qui toutes ont participé d’une manière singulière à la modernité. Si Auguste Rodin (1840-1917) et Antoine Bourdelle (1861-1929) ont travaillé ensemble pendant une quinzaine d’années, Amedeo Modigliani (1884-1920) et Ossip Zadkine (1890-1967) n’ont connu qu’une amitié éphémère dans le Montparnasse d’avant 1914. Quant à Alberto Giacometti (1901-1966) et Giorgio Morandi (1890-1964), ils ne se sont jamais rencontrés. Or, de la nature de ces liens découlent non seulement la richesse du propos, mais aussi la pertinence des rapprochements, l’analyse des divisions ou des ruptures devant également être intégrée.
L’exposition « Rodin/Bourdelle. Corps à corps », sous la houlette du commissaire Jérôme Godeau, présente un panorama enthousiasmant des relations entre les deux sculpteurs. Le parcours retrace la complexité des échanges entre Antoine Bourdelle et son aîné de vingt ans, pour lequel il se fait praticien entre 1893 et 1907, avec pour charge de fabriquer dans des blocs de pierre les modèles en plâtre conçus par Auguste Rodin. Placés côte à côte, l’original d’Eve Fairfax (vers 1904) et son marbre (1904- 1905) témoignent de l’importance de ce travail d’atelier. Ils disent aussi la fascination des deux artistes pour l’esthétique de l’inachevé, le buste de la jeune femme surgissant de la matière partiellement brute. La collaboration fructueuse entre les deux sculpteurs n’est cependant pas dépourvue de tensions, le premier souffrant d’être cantonné à un rôle d’exécutant, le second refusant au praticien toute liberté d’interprétation, comme l’illustre l’opposition nette d’Auguste Rodin aux Essais de compositions d’Antoine Bourdelle (1901-1902) pour le Buste de Rose Beuret (1903).
Outre ce goût pour l’inachevé, les deux hommes partagent un intérêt similaire pour le fragment. La salle consacrée à l’iconographie de la main et à celle du torse offre des exemples particulièrement puissants de ces recherches – telles que Main droite de Pierre et Jacques de Wissant (1885-1886) d’Auguste Rodin et Main désespérée (vers 1900) d’Antoine Bourdelle –, déterminantes dans l’histoire de la sculpture. Au fil du cheminement, notamment au sein de la section dédiée au monument (à l’accrochage paradoxalement étriqué), les divergences apparaissent avec netteté, Auguste Rodin à la recherche continuelle de l’expressivité par le modelé, Antoine Bourdelle aspirant à la clarté et à la construction. À cet égard, la juxtaposition des maquettes de La Porte de l’Enfer d’Auguste Rodin (début des années 1880) et des recherches décoratives d’Antoine Bourdelle pour la façade du Théâtre des Champs- Élysées (1912) est éloquente. Enfin, l’épilogue du parcours, consacré au rôle de passeur endossé par Antoine Bourdelle, célèbre, à travers les exemples d’Henri Matisse, de Germaine Richier et bien sûr d’Alberto Giacometti, la fertilité de l’héritage rodinien et le sien.
Des influences partagées
L’exposition « Modigliani/Zadkine. Une amitié interrompue », dont Cécilie Champy-Vinas et Thierry Dufrêne se partagent le commissariat, documente le dialogue établi entre Amedeo Modigliani et Ossip Zadkine. Ce dialogue est bref, ainsi que le suggère le titre de la manifestation. Les deux hommes se rencontrent en 1913, mais leur camaraderie ne survivra pas à la Première Guerre mondiale. Le parcours s’ouvre sur la proximité des formes qu’ils produisent l’un et l’autre à l’aube du conflit, alors qu’Amedeo Modigliani s’est converti à la sculpture. Elles sont nourries des mêmes influences – celles de Constantin Brancusi, des arts qu’on disait « primitifs », des statuaires asiatique, médiévale, etc. Épris de sacré, ils favorisent une stylisation épurée des visages et des corps, illustrée dans l’exposition par de nombreux rapprochements iconographiques : nus, figures, musiciens et cariatides aux lignes jumelles se succèdent (Ossip Zadkine, Hermaphrodite, 1914, et Amedeo Modigliani, Hermaphrodite de profil, 1913). Le milieu cosmopolite et aujourd’hui mythique de Montparnasse, qui constitue le décor de cette amitié fugace, est évoqué. Amedeo Modigliani et Ossip Zadkine bénéficient de l’effervescence artistique du quartier, traînent à la terrasse du Dôme ou de La Rotonde, fréquentent les écrivains Blaise Cendrars et Max Jacob, les peintres Chaïm Soutine et Marevna (Portrait de Zadkine, 1955) ainsi que la sculptrice Chana Orloff (Buste de Modigliani, 1949). Cependant, en 1914, sur les conseils de son marchand, Amedeo Modigliani abandonne la sculpture pour la peinture et cède aux sirènes d’un public avide de ses nus alanguis et de ses portraits idéalisés (Tête de femme, vers 1913-1914), tandis qu’Ossip Zadkine poursuit assidûment sa quête d’une sculpture nouvelle. La guerre achève de les séparer. Toutefois, après la mort prématurée d’Amedeo Modigliani en janvier 1920, Ossip Zadkine, désireux de se libérer de l’inspiration cubiste, se souviendra de l’usage fait par l’Italien du dessin comme moyen d’expérimenter des formes sculpturales (Amedeo Modigliani, Tête, vers 1911-1913). Des témoignages et documents inédits, issus des archives du musée, montrent l’intérêt qu’il conservera pour l’art de son ami de jeunesse : « Modi, par ses portraits, écrit Ossip Zadkine, apportait un style par lequel l’objet-personnage était dépouillé de ses liens possibles avec la photographie comme de l’interprétation psychologique possible du sujet nouveau qu’il proposait, débarrassé de toute trace de passé, lui ayant découvert ses formes essentielles et cachées. »
Un rapprochement factice
Giorgio Morandi et Alberto Giacometti ne s’étant jamais rencontrés, l’exposition de l’Institut Giacometti, « Giacometti/Morandi. Moments immobiles », mise en œuvre par Françoise Cohen, s’appuie sur la communauté de recherche des deux artistes, à travers des modèles familiers et récurrents empruntés au réel – la nature morte et le paysage pour Giorgio Morandi, la figure pour Alberto Giacometti. Cet argument, assez ténu, est étoffé par des rapprochements contextuels tels que leur attachement à l’atelier, leur goût pour le travail de Giotto et de Paul Cezanne, leur sédentarité ou encore la séduction éphémère qu’ont exercée sur eux les avant-gardes (Alberto Giacometti, Figure [dite cubiste I], vers 1926, et Giorgio Morandi, Nature morte, 1914). Autant d’analogies, pourrait-on objecter, que l’on est susceptible de trouver chez d’autres – Balthus par exemple – et qui oblitèrent certains aspects contradictoires, notamment si l’on compare l’œuvre de Giorgio Morandi à la peinture d’Alberto Giacometti, et non avec sa sculpture, prédominante ici. En effet, la stabilité de la vision que le premier porte sur des objets pareils à des signes (Giorgio Morandi, Nature morte, 1955) semble incompatible avec celle du second, qui sans cesse se dérobe (Alberto Giacometti, Caroline assise en pied, 1964-1965). La réunion des carafes, des vases et des silhouettes étirées de Giorgio Morandi et Alberto Giacometti, aussi belle soit-elle, peine à elle seule à écrire un nouveau chapitre de l’histoire de l’art du XXe siècle.
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« Rodin/Bourdelle. Corps à corps », 2 octobre 2024-2 février 2025, musée Bourdelle, 18, rue Antoine-Bourdelle, 75015 Paris, bourdelle.paris.fr
« Modigliani/Zadkine. Une amitié interrompue », 14 novembre 2024- 30 mars 2025, musée Zadkine, 100 bis, rue d’Assas, 75006 Paris, zadkine.paris.fr
« Giacometti/Morandi. Moments immobiles », 15 novembre
2024-2 mars 2025, Institut Giacometti, 5, rue Victor-Schœlcher, 75014 Paris, fondation-giacometti.fr