« Il est notoire que Cynique se parfumait les pieds et non la tête au prétexte que l’odeur remonte aux narines*2 », rapporte l’un des fragments de textes antiques placés en exergue de l’exposition « La République (Cynique) » par son commissaire, Pierre Bal-Blanc. Comme le parfum cynique, l’esprit de celle-ci est monté des galeries les plus basses du Palais de Tokyo, à Paris, pendant trois semaines de la fin de l’automne 2024.
Plus que l’originalité de son format – le modèle de l’exposition-programmation est devenu un genre à part entière –, ce qui a fait de « La République (Cynique) » une exposition remarquable, c’est la cohérence des choix opérés au regard du lieu autant que du moment, celle aussi entre son sujet et les formes qu’elle empruntait, et enfin le soin porté à sa réalisation.
Le choix de redonner aux performances – dévaluées de nos jours par la banalisation de leur transformation en « performettes », accessoires de vernissage ou d’animation culturelle – leur charge d’interpellation, leur puissance intempestive. Elles constituaient, au Palais de Tokyo, le cœur même du projet, ancré dans un parti pris esthétique et philosophique du geste contre le discours, de la radicalité taiseuse contre le commentaire, le remplissage et le prêchi-prêcha.
CONCISE MAIS PRÉCISE
Le choix d’habiter le Palais – et non de l’occuper ou de le remplir – pour déjouer les contraintes architecturales et la surdétermination institutionnelle du lieu. De l’habiter au sens littéral, puisque Pierre Bal-Blanc était présent dans l’exposition de manière quasi permanente, veillant à chaque détail, accompagnant les artistes, dialoguant avec les visiteurs.
Mais habiter le Palais signifiait surtout en prendre soin – au sens fort du mot*3. Ne rien céder au négligé. Ajouter à l’espace le moins possible d’éléments matériels : les canapés de Franz West (Auditorium, 1992), la Barricade (2024) de chaises de Dominique Mathieu, et des posters réalisés ou coréalisés avec Vier5 – je rêve de voir une exposition qui montre le rôle de certains graphistes, comme Vier5 et M/M (Paris), dans l’art des trois dernières décennies. Moins d’objets (moins de transports, moins de constructions), mais choisis et assemblés avec précision pour révéler la beauté du bâtiment, la qualité de ses volumes – jusqu’à la salle en contrebas, souvent mal aimée –, de ses murs, de ses plafonds – la salle 37 et son charme écaillé rappelant les murs du Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris.
Cette volonté d’habiter le lieu avait déjà été le secret de certaines des expositions marquantes du Palais de Tokyo, comme celle de Philippe Parreno*4 (expert dans l’art de hanter les musées et d’y inviter ses fantômes) ou, dans des ampleurs et des tonalités différentes, celles de Tino Sehgal*5 (un peu dispersée), d’Anne Imhof*6 (un peu exagérée) ou de Cyprien Gaillard*7 (un peu inachevée)…
Avec, cette fois, une différence majeure : alors que ces grandes cartes blanches jouaient sur les registres de l’exercice démiurgique, de l’exploit, du morceau de bravoure, il n’était ici question que de concision, de frugalité, de parcimonie, de vie d’autant plus intense qu’elle est plus minimale. Toutes valeurs intéressantes pour le monde de l’art d’aujourd’hui, au point que l’on pourrait ériger en modèle pour tout commissaire, directeur, artiste ou critique la petite souris, évoquée dans un autre fragment cynique, « qui ne cherchait aucun endroit où dormir, ne craignait pas l’obscurité et n’aspirait à aucun luxe ».
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*1 « La République (Cynique). Une partition de Pierre Bal-Blanc », 13 novembre-1er décembre 2024, Palais de Tokyo, Paris.
*2 Actes, dires, vers et anecdotes, une anthologie de Pierre Bal-Blanc, Paris, Palais de Tokyo, 2024, livret mis à disposition du public durant l’exposition.
*3 Jérôme Denis et David Pontille, Le Soin des Choses. Politiques de la maintenance, Paris, La Découverte, 2023.
*4 « Philippe Parreno. Anywhere, Anywhere Out of the World », 22 octobre 2013 - 11 janvier 2014.
*5 « Carte blanche à Tino Sehgal », 12 octobre - 18 décembre 2016.
*6 « Natures Mortes. Carte blanche à Anne Imhof », 22 mai - 24 octobre 2021.
*7 « Cyprien Gaillard. HUMPTY\DUMPTY », 19 octobre 2022 - 8 janvier 2023.