Après les indispensables études postcoloniales, émerge le besoin de libérer l’orientalisme de son carcan exclusivement politique, afin de le reconsidérer sous un jour nouveau.
Le Mathaf s’empare de cette mission en consacrant une vaste exposition au chef de file du mouvement, Jean-Léon Gérôme (1824-1904), à l’occasion du bicentenaire de sa naissance. Cette rétrospective se déploie à travers des études inédites, des œuvres rarement dévoilées et une approche mêlant rigueur historique et éclairage biographique sur la vie et le parcours de l’artiste.
Cet événement, organisé en prélude à l’ouverture prochaine du Lusail Museum, au nord de Doha – une institution en cours de développement destinée à abriter la plus vaste collection d’art orientaliste au monde – réunit des œuvres provenant d’institutions telles que le Metropolitan Museum of Art de New York et le Musée des Arts islamiques de Malaisie.
L’exposition « Seeing is Believing : The Art and Influence of Gérôme » s’articule autour de trois grandes sections, chacune conçue par un commissaire d’exposition distinct. La première, élaborée par la chercheuse américaine Emily Weeks, explore la figure de Gérôme et celle de ses épigones, s’efforçant de saisir les subtilités qui distinguent un « bon » d’un « mauvais » orientalisme.
Le « bon orientalisme », auquel Gérôme est souvent associé, se distingue par un intérêt sincère et approfondi pour les sujets représentés. À l’inverse, ce que l’on qualifie de « mauvais orientalisme » relève d’une approche réductrice, s’apparentant à une anthropologie biaisée qui fige les individus en « types raciaux » et sert de fondement idéologique à la prétendue supériorité des pouvoirs coloniaux et impérialistes.
« Gérôme s’est rendu à de nombreuses reprises en Égypte, à Istanbul et dans d’autres régions du Moyen-Orient, s’imprégnant profondément des cultures locales, explique Emily Weeks. Cet enracinement historique permet aux visiteurs de mieux saisir l’approche empathique de Gérôme à l’égard de ses sujets et du monde arabe. »
Les premières salles révèlent comment l’Orient constituait avant tout un genre pictural, au même titre que la peinture historique consacrée aux civilisations grecque et romaine, un registre que Gérôme lui-même a exploré au début de sa carrière. Ses premières œuvres témoignent de sa fascination précoce pour la lumière, l’architecture et la figure humaine, ainsi que pour une forme de « romantisation » de « l’autre » qui dépasse le seul cadre oriental pour englober d’autres époques de l’histoire et d’autres horizons géographiques.
Ainsi, l’exposition affirme le principe selon lequel l’art est avant tout l’expression singulière de l’artiste, le reflet de son imaginaire et le fruit d’une quête personnelle de la beauté. Les salles suivantes mettent en lumière la virtuosité technique de Gérôme, ainsi que ses recherches approfondies sur la forme et la couleur, qui ont profondément influencé ses élèves, parmi lesquels figurent Mary Cassatt et Odilon Redon.
L’exposition met également en lumière l’impact de l’œuvre de Gérôme en tant qu’artiste d’influence majeure et figure parmi les plus prisées du marché de l’art, sur la construction de l’orientalisme dans la France du XIXᵉ siècle. Sa renommée dépassait largement les frontières hexagonales, s’étendant de l’Amérique à la Grande-Bretagne, jusqu’au Japon et à la Russie, portée par le soutien stratégique de son beau-père et marchand d’art, Adolphe Goupil, qui contribua à asseoir sa notoriété internationale.
« Des volumes lithographiques de ses œuvres ont été diffusés à travers le monde, et des médailles ont été frappées en son honneur, explique Emily Weeks. Ses peintures sont devenues de véritables icônes. »
Alors que l’exposition célèbre le succès de l’artiste, elle introduit également une réflexion critique inspirée des études postcoloniales, notamment à travers les ouvrages fondamentaux d’Edward Said, Orientalisme, et de Linda Nochlin, L’Orient imaginaire. « Dans cette section, il ne s’agit plus de considérer les œuvres de Gérôme uniquement comme des démonstrations de virtuosité technique ou de créativité éclatante, souligne Emily Weeks. Nous les inscrivons dans un récit plus vaste sur le pouvoir et l’impact de la représentation. »

Hovsep Hovsepian (vers 1875-1938), Les musulments qui anoncent que le printemps arrive, vers 1895, tirage au collodion monté sur carton, 25 x 23,4 cm, Lusail Museum. © Lusail Museum, Qatar Museums
Une interrogation émerge alors : une œuvre picturale remarquable, ou plus largement des images d’une beauté saisissante qui stimulent l’imaginaire, peuvent-elles légitimer des représentations politiquement ou moralement contestables ? L’ensemble de l’exposition s’articule autour de cette question fondamentale, explorée en profondeur à travers deux autres sections. Celles-ci dépassent le cadre de Gérôme pour s’ouvrir à la photographie et à l’art contemporain.
La deuxième section de l’exposition, conçue par le commissaire britannique Giles Hudson, s’intéresse aux modes de représentation de l’Orient à travers le prisme de la photographie. Cette rétrospective s’étend des premières images photographiques contemporaines de Gérôme, qui ont en partie nourri l’inspiration de ses œuvres, jusqu’à l’esthétique de l’imaginaire Kodachrome popularisé par National Geographic.

Raeda Saadeh, Who Will Make Me Real?, 2005, photographie, tirage pigmentaire sur papier d’archives, 181,8 x 121,8 cm. © Courtesy de l’artiste
Enfin, la dernière section, pensée par Sara Raza, spécialiste des artistes arabes et d’Asie centrale, met en lumière la manière dont les sociétés de l’Est ont répondu à l’orientalisme par un « occidentalisme » engagé, affirmant leur position en tant que sujets actifs plutôt qu’objets de représentation. C’est précisément ce regard critique qui confère à cette exposition toute sa singularité.
En effet, il est à la fois inédit et surprenant qu’un pays du Golfe, en l’occurrence le Qatar, choisisse de mettre à l’honneur un artiste ayant façonné la perception européenne du Moyen-Orient. En ce sens, l’intention du Qatar apparaît clairement : réécrire l’histoire de l’art sous un prisme différent et affirmer sa maîtrise sur le récit de l’orientalisme.
Cependant, il est difficile de ne pas s’interroger sur la portée de cette relecture, qui semble s’inscrire dans le cadre d’une stratégie culturelle plus vaste. Les liens étroits entre le Qatar et la France sur le plan artistique et patrimonial se manifestent à travers de nombreuses expositions récentes consacrées à l’art et à l’artisanat de luxe français. Parmi celles-ci figurent l’exposition temporaire dédiée à Hermès au Musée national du Qatar, ainsi que celle consacrée au joaillier Chaumet, présentée dans le complexe d’art contemporain M7.
Coïncidence ou stratégie de soft power, une chose est certaine : le Qatar cherche à ouvrir un nouvel espace de réflexion pour élargir le discours sur l’orientalisme.
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« Seeing is Believing : The Art and Influence of Gérôme », jusqu’au 22 février 2025, Mathaf - Musée arabe d’Art moderne de Doha, Education City, Qatar