Abdelkébir Rabi’ est sans conteste l’un des peintres marocains les plus singuliers. Pascale Le Thorel, auteure d’une monographie de l’artiste publiée par Skira (Pascale Le Thorel, Abdelkébir Rabi’, Milan, Skira, 2025, 208 pages, 39 euros), le rattache au courant d’une « abstraction empreinte de spiritualité », dont le Coréen Lee Ufan, l’un des fondateurs et théoricien du mouvement Mono-ha (« l’école des choses »), pourrait être le parangon. « Il est le seul peintre au Maroc à représenter ce courant historique, nous confie Pascale Le Thorel. Sa peinture se réalise dans l’instant, mais elle naît toujours d’une concentration et d’une réflexion extrêmes. » Ce n’est que tardivement qu’Abdelkébir Rabi’ a revendiqué cette esthétique extrême-orientale à laquelle ses toiles peuvent faire penser, à la fois pour leur geste calligraphique, mais surtout pour une dialectique éprouvée : celles entre le vide et le plein, l’ombre et la lumière, le blanc longuement apprêté de la toile et le noir de son trait, toujours charpenté et rehaussé d’une simple couleur primaire (bleu, jaune ou rouge), que le peintre assimile à « une note musicale venant faire chanter la toile ».
Un peintre autodidacte
Après un passage par l’école coranique – son grand-père maternel était l’imam de la mosquée de Boulemane, une ville du Moyen Atlas située à plus de 2 000 mètres d’altitude où il naît en 1944 –, Abdelkébir Rabi’ poursuit ses études dans la ville impériale de Fès. Déjà excellent dessinateur, il y rencontre le peintre orientaliste français Henri Pontoy, lequel « l’initie à la technique, mais aussi aux rapports subtils entre ombre et lumière qui caractérisent ses compositions et qu’[il] saura plus tard utiliser et adapter à son œuvre ». Il fait surtout la connaissance de l’historien d’art Bernard Dorival, auteur du catalogue raisonné de l’œuvre de Philippe de Champaigne, venu là tenir une conférence sur l’art moderne. L’ancien conservateur en chef du musée national d’Art moderne, à Paris, lui obtient une bourse dans les années 1970, lui permettant de se rendre dans la capitale française, où il loge dans une chambre que lui prête alors celui-ci.
Abdelkébir Rabi’, en autodidacte passionné, découvre les peintres de l’abstraction lyrique, notamment Hans Hartung et Zao Wou-Ki, qui l’incitent à abandonner la figuration au profit d’une abstraction marquée par un grand dépouillement. Dans ces mêmes années, l’artiste prend aussi conscience de ce qui le distingue des expressionnistes abstraits et le rapproche d’une pratique plus méditative de son art. « Je suis particulièrement sensible à la peinture gestuelle en général, quand la gestualité est le résultat d’une tension profonde, explique- t-il dans l’ouvrage 19 peintres du Maroc (1985, Centre national d’art contemporain de Grenoble). Cette gestualité qui m’intéresse n’est ni colère ni violence et n’a rien à voir avec celle des “expressionnistes abstraits” que je trouve tapageurs. Mon geste est élan, rythme et prière parce que médité, profondément ressenti et totalement maîtrisé. » Devenu par la suite enseignant, Abdelkébir Rabi’ s’installe à Casablanca, où il réside toujours.

Abdelkébir Rabi’, HT-1B, 2009, huile sur toile.
© Abdelkébir Rabi’
Un continuum entre dessin et abstraction
Alors qu’il aborde, selon ses mots, « le crépuscule de [sa] vie », Abdelkébir Rabi’ jouit enfin d’une reconnaissance méritée dont témoigne aussi une cote en évolution constante. L’exposition « Fusains de lumière », que lui consacre la Khalid Fine Arts Gallery, à Marrakech, sous le commissariat du critique d’art Mohamed Rachdi, se prolonge de façon inédite dans les locaux d’un hammam situé à quelques pas, sous la forme d’un dispositif d’art numérique du collectif AliceA. La galerie donne à voir, aux côtés d’estampes et de lithographies, plusieurs grands formats réalisés ses dernières années dans un atelier aménagé pour l’occasion. Le peintre y représente la région montagneuse et escarpée de son enfance. Mais, derrière le caractère impressionnant de ces œuvres, se perçoit, selon Mohamed Rachdi, « un continuum entre ses toiles abstraites et ces paysages figuratifs ».
Ces dessins au fusain font désormais regarder son abstraction comme une tentative réussie de dépouiller le paysage jusqu’à atteindre son essence même. « Sa peinture n’est pas si abstraite que cela, souligne Pascale Le Thorel. On peut y voir comme une évocation des lignes de force de ces forêts, de ces rochers, de ces excavations et de ces trous de lumière qui font parfois penser à [Pierre] Soulages lorsqu’il parlait des bois noirs de son enfance. »
L’exposition à Marrakech s’accompagne de la publication d’un catalogue raisonné de ces dessins au fusain (Mohamed Rachdi (dir.), Abdelkébir Rabi’. Les Grands Fusains de Boulemane, Sidi Daoud, KA’ Éditions, 2025) et sera suivie, courant 2025, d’une autre exposition, en préparation au MACAAL (musée d’Art contemporain africain Al Maaden), dans la même ville.
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« Abdelkébir Rabi’. Fusains de lumière », du 28 janvier au 15 mars 2025, Khalid Fine Arts Gallery, 2, rue Fatim-Zohra
« Mon sang est jaune », hammam El Bacha, Dar el-Bacha, Medina, 4000 Marrakech