L’exposition « Chaïbia/CoBrA : au croisement des libertés », proposée en parallèle de celle intitulée « CoBrA : un serpent à multiples têtes » – fruit d’une collaboration entre le musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain (MMVI), à Rabat, et le CoBrA Museum of Modern Art, à Amstelveen (Pays- Bas) –, constitue un cas d’école pour les historiens d’art au Maroc.
Considérée en son temps comme une artiste « naïve », notamment par les membres du groupe de Casablanca, Chaïbia Talal (née en 1929 dans le village de Chtouka, près d’El Jadida, et disparue en 2004 à Casablanca) est aujourd’hui rattachée au mouvement avant-gardiste européen CoBrA, au prix parfois de quelques raccourcis. Dans les années 1960, « les artistes de l’École des beaux- arts de Casablanca, qui militaient pour l’émergence d’une modernité artistique postcoloniale au Maroc, mettent à l’écart les artistes autodidactes en général et jugent leur production comme relevant d’un “art naïf ”, une tendance qui n’était à leurs yeux que le relent d’une vision encouragée par le colonialisme au détriment d’un art réfléchi », explique l’historien d’art Brahim Alaoui, ancien directeur du musée de l’Institut du monde arabe, à Paris, de 1987 à 2007.
LA RECONNAISSANCE
Au contact de son fils Hossein, peintre lui-même, Chaïbia Talal se met à peindre des gouaches sur papier, puisant d’abord son inspiration dans le monde rural et artisanal qui l’entoure. C’est en rendant visite au fils, lors d’un voyage de prospection au Maroc en 1965, en compagnie du peintre Ahmed Cherkaoui, que le critique d’art Pierre Gaudibert découvre, ébloui, le travail de la mère, qu’il invite à participer au Salon des surindépendants au musée d’Art moderne de la Ville de Paris l’année suivante. Elle intègre par la suite la galerie parisienne L’Œil de Bœuf, fondée par la Brésilienne Cérès Franco, éprise d’art brut et amie de l’artiste Corneille. « C’est d’abord de cette amitié entre Chaïbia et Corneille qu’il s’agit, et accessoirement d’une certaine résonance formelle de sa peinture avec les œuvres de Karel Appel du mouvement CoBrA », précise Brahim Alaoui.
La réception de l’œuvre de Chaïbia au Maroc prend alors un virage à 180 degrés dont témoignent des toiles aux accents parfois abstraits sur lesquelles des aplats de couleurs primaires ou secondaires brillent par leur spontanéité. Lorsque la peintre s’installe à Casablanca, son inspiration devient plus urbaine. Elle multiplie les portraits représentant des spectateurs de tennis ou des joueurs de golf, qui rappellent l’esthétique d’un Jean Dubuffet. « De là à en déduire une connivence entre le mouvement pictural CoBrA, fondé en 1948 par un groupe d’artistes d’Europe du Nord, et Chaïbia, ajoute l’historien d’art, c’est omettre le contexte et la pensée de ce groupe et la singularité de Chaïbia, dont la pratique artistique ne connaît ni maître ni discipline, et dont l’imaginaire est ancré profondément dans l’univers populaire marocain. »

Chaïbia Talal, Un homme malheureux, 1977, gouache sur bois, La Coopérative – Musée Cérès Franco, Montolieu.
© La Coopérative – Musée Cérès Franco
UN MYTHE NATIONAL
Sans revêtir de dimension ethnographique, la peinture de Chaïbia, comme celle de Fatima Hassan El Farouj (1945-2010) ou Fatna Gbouri (1924-2012) – à laquelle une exposition est actuellement dédiée à Casablanca (2) –, reste inséparable du monde qui l’entoure. L’influence des motifs des tapis traditionnels est perceptible dans ses premières œuvres sur papier ou sur bois dans lesquelles la figuration n’est pas encore de mise. Par la suite, son travail devient plus narratif et intègre des scènes de genre célébrant mariages et autres rituels sociaux. « Elle puise ses images dans la vie populaire marocaine et transmet son affectivité à travers la couleur à l’état brut et dans le geste ample, reprend Brahim Alaoui. Les personnages restent son sujet de prédilection, et les visages et les mains occupent une place prépondérante sur ses toiles, laissant entrevoir sa force de caractère et son immense joie de vivre. »
Aujourd’hui, Chaïbia Talal est un véritable mythe national au Maroc si bien qu’un film biographique lui a été consacré par le réalisateur Youssef Britel en 2014 : Chaïbia, la paysanne des arts. D’un académisme appuyé, le long métrage est porté par la vision du destin hors du commun d’une femme analphabète ayant trouvé à exprimer sa singularité en peinture. L’artiste bénéficia pour cela du soutien sans faille de son fils qui sut mettre entre parenthèses sa carrière pour accompagner celle de sa mère. Le véritable problème, regrette Brahim Alaoui, est « de constater qu’après le décès de Chaïbia en 2004, son œuvre n’ayant pas été recensé et ne disposant pas de protection fait l’objet de nombreuses falsifications qui alimentent le marché de l’art ».
(1) « CoBrA : un serpent à multiples têtes », 30 octobre 2024-3 mars 2025, musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain, Rabat.
(2) « Fatna Gbouri, entre tradition et modernité. Œuvres majeures 1982- 1990 », 21 janvier-31 mars 2025, Villa des Arts, 30, boulevard Brahim-Roudani et rue Abou-El-Kacem Chabi, 20000 Casablanca, villadesarts.ma
« Chaïbia/CoBrA : au croisement des libertés », 18 décembre 2024-3 mars 2025, musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain, 2, avenue Moulay-El Hassan, 10000 Rabat, Maroc, instagram.com/museemohammed6