« L’époque universelle, qui vient d’être instaurée, ne me vaut rien, ma barcasse prend l’eau et coule de plus en plus vite, il est facile de prévoir le moment où je me noierai, ce temps m’en veut, je ne fais pas son affaire, je suis trop peu nationaliste, pas assez raciste. Le bruit m’effraie ; au lieu de jubiler quand rugit le “Heil”, au lieu de lever le bras à la romaine, j’enfonce mon chapeau sur la tête », écrit le sculpteur allemand Ernst Barlach dans une lettre qu’il adresse le 11 avril 1933 à l’éditeur Reinhard Piper. L’heure, il est vrai, est à la purge de tous les « miasmes » censés contaminer la prétendue pureté de la race aryenne. Et parmi ces agents destructeurs qui souillent et pervertissent la nation figurent au premier plan ces artistes des avant-gardes, allemands ou étrangers, juifs ou non, morts ou vivants, dont les productions « dégénérées » encombrent depuis trop longtemps les musées germaniques. « Ordures », « déchets », « salissures », tels sont quelques-uns des termes utilisés par les idéologues nazis pour définir des chefs-d’œuvre signés Vincent van Gogh, Vassily Kandinsky, Ernst Ludwig Kirchner, Paul Klee, Oskar Kokoschka, Max Beckmann, Otto Dix, Marc Chagall, Pablo Picasso...
En l’espace de quelques mois, plus de 20 000 tableaux et sculptures vont ainsi être retirés d’une centaine de musées allemands pour être diffamés en public, vendus, voire détruits. Point culminant de ce naufrage orchestré, l’exposition « Entartete Kunst » (art dégénéré), qui se tient à Munich en 1937, sonne alors comme un manifeste. Ne s’agit-il pas d’éradiquer purement et simplement tout ce qui relève du « bolchevisme culturel » et de la « juiverie internationale » ? Dans le sillage des théories énoncées dès les années 1890 par Max Nordau dans son ouvrage Entartung (Dégénérescence, 1892 ), artistes et écrivains appartiennent en effet à la même famille anthropologique que les criminels, aussi convient-il d’écraser du pied cette « vermine sociale », vectrice de pathologies et de déséquilibres mentaux...
Un dispositif scénique remarquable
C’est ainsi, non sans un certain sentiment de sidération, que le visiteur découvre la première salle de l’exposition au Musée national Picasso- Paris consacrée à cette page noire de l’histoire. Face à un mur blanc sur lequel sont inscrits les noms de 1 400 artistes livrés à la vindicte, quatre moignons de sculptures témoignent de la violence de cette vaste opération de diffamation et de destruction de l’art moderne entreprise, de 1933 à 1945, par le régime hitlérien. C’est en effet à la faveur de fouilles archéologiques menées sur le tronçon d’une future ligne du métro berlinois que furent exhumées ces œuvres, entreposées vraisemblablement dans un immeuble à l’issue de leur présentation dans l’exposition munichoise. « On les pensait perdues ou détruites par un bombardement avant cette découverte. Elles sont aujourd’hui conservées au Neues Museum, à Berlin », explique Johan Popelard, l’un des deux commissaires.
Le regard est ensuite happé par une extraordinaire archive filmée montrant le défilé incessant des visiteurs de l’exposition de 1937 devant ces œuvres disposées « à touche-touche », censées provoquer chez eux répulsion et dégoût. « Il y a beaucoup de visages fermés et on sent aussi beaucoup d’opposition. Les gens ne disent presque rien », consigne ainsi l’artiste plasticienne allemande Hannah Höch dans son journal, le 11 septembre 1937. Créant un jeu de miroirs entre le public de 1937 et celui de 2025, le dispositif scénique accentue le trouble. Que pensaient effectivement les personnes qui défilaient silencieusement devant ces tableaux ? Méprisaient-elles ces œuvres comme l’exigeaient leurs dirigeants, ou se précipitaient-elles dans cette exposition pour les admirer une dernière fois ? « Sans doute le public était-il mêlé », répond objectivement Johan Popelard.
Difficile, en effet, d’imaginer que toutes les franges de la société allemande restaient insensibles devant cette cohorte de chefs-d’œuvre dont l’institution parisienne présente une sélection pointue, tels l’apocalyptique et tentaculaire Metropolis (1916-1917) de George Grosz – dont l’atelier sera saccagé dès la prise du pouvoir par les nazis –, le Nu assis s’essuyant le pied (1921) de Pablo Picasso – un pastel appartenant au marchand Paul Rosenberg, spolié dès 1940 en raison des origines juives de son propriétaire ou bien encore l’admirable peinture de Marc Chagall intitulée La Prise (Rabbin) de 1923-1926. Acquise par la Kunsthalle de Mannheim en 1928, la toile sera extirpée du musée en 1933 pour être traînée dans les rues de la ville accompagnée du message : « Vous qui payez des taxes, vous devriez savoir dans quoi votre argent est dépensé. » La même année, elle figure dans l’exposition « Images du bolchevisme culturel », à Mannheim, avant d’être montrée en 1937 à Munich.

Vue de l’exposition « L’Art “dégénéré”. Le procès de l’art moderne sous le nazisme », Musée national Picasso- Paris, 2025. © Bérénice Geoffroy -Schneiter
L'intime et le tragique
Aussi, on ne saurait trop conseiller au visiteur de lire attentivement les cartels, tant ils restituent en quelques lignes la complexité de l’époque et la variété des trajectoires. On y apprend ainsi que l’une des premières toiles de Paul Klee, intitulée Sumpflegende (Légende du marais ; 1919), figurait dans l’exposition munichoise sur le mur consacré au mouvement dada. L’artiste suisse était en effet particulièrement honni en raison de sa volonté de revenir aux racines de la création et de réhabiliter « l’art des fous » et la fraîcheur spontanée des dessins d’enfants.
Plus complexe apparaît le cas d’Emil Nolde, lequel, après avoir cherché dans les arts extraeuropéens une nouvelle source d’inspiration, ne cessera d’écrire à Joseph Goebbels jusqu’en 1938 pour revendiquer la germanité de son art !
« Nous avons souhaité évoquer la pluralité de ces destins singuliers, donner sa chair à l’histoire », résume Johan Popelard. Conservée dans les archives du Musée national Picasso-Paris, la correspondance entre l’artiste Otto Freundlich et sa compagne Jeanne Kosnick-Kloss est, à cet égard, particulièrement émouvante, comme cette lettre adressée à son « Vues de l’exposition «L’Art “dégénéré”. Le procès de l’art moderne sous le nazisme», Musée national Picasso- Paris, 2025. © Bérénice Geoffroy -Schneiter » et datée du 4 mars 1943, le jour même de sa déportation au camp d’extermination de Sobibór, en Pologne...
«L’Art “dégénéré” : le procès de l’art moderne sous le nazisme», 18 février-25 mai 2025, Musée national Picasso-Paris, 5, rue de Thorigny, 75003 Paris, museepicassoparis.fr