L’exposition au musée Jacquemart-André, la première à Paris consacrée à Artemisia Gentileschi (1593-vers 1656) depuis 2012, présente une quarantaine de tableaux dont les deux tiers portent sa signature ou lui sont attribués. Reconnue de son vivant – bien que souffrant sans cesse de difficultés financières – pour une œuvre solide et intense, elle disparaît du récit de l’histoire de l’art au cours du XVIiIe siècle. Elle est « redécouverte » deux siècles plus tard grâce aux écrits de l’historien d’art Roberto Longhi et de l’auteure Anna Banti. La réévaluation du rôle – longtemps limité – attribué aux femmes dans l’histoire et les travaux menés depuis les années 1960-1970 par des chercheuses féministes ont permis, ces dernières décennies, de donner à Artemisia Gentileschi une visibilité nouvelle. Celle-ci s’est accompagnée de la publication d’études et de catalogues raisonnés, de l’organisation d’expositions, certaines importantes, auxquelles se sont ajoutées la parution de biographies (plus ou moins romancées) et de bandes dessinées, sans oublier la sortie d’un film, signes que le mythe a pris petit à petit le pas sur la réalité.
Le viol subi par la jeune artiste et le procès intenté par Orazio Gentileschi, son père, au violeur – procès fort bien documenté –, ont par ailleurs abondamment nourri l’exégèse gentileschienne. Ce drame est en effet devenu pour de nombreux auteurs et universitaires de la fin du xxe siècle autant que pour le grand public l’unique clé d’interprétation de l’ensemble de son œuvre, au point d’occulter non seulement la multitude d’autres expériences qu’elle a vécues au cours de son existence, mais aussi son apport déterminant et savant à la peinture baroque. Pourtant, dès 1981, les historiennes d’art Rozsika Parker et Griselda Pollock remarquaient : « Confrontés aux images expressives, puissantes ou victimaires des femmes d’Artemisia Gentileschi, les critiques [...] ne sont pas parvenus à y retrouver les signes attendus de la féminité – la faiblesse, la grâce ou la délicatesse. Incapables de réduire son travail à un stéréotype, ils se sont penchés sur les éléments dramatiques de sa vie [...]. Cela permet d’expliquer le caractère problématique de ces images violentes peintes par une femme. »
Génie créateur ?
Si au musée Jacquemart-André, le titre de la manifestation, « Artemisia, héroïne de l’art », semble l’inscrire dans la perpétuation d’une histoire de l’art dominée par le mythe du génie créateur et de sa grandeur héroïque (de nature masculine, évidemment), le parcours conçu par les commissaires Patrizia Cavazzini, Pierre Curie et Maria Cristina Terzaghi se révèle plus nuancé. Ses volets oscillent toutefois entre une approche biographique et une lecture esthétique : « Entre filiation et émancipation », « Affirmation de soi », « Artemisia, à l’égal des hommes », d’une part, et « Artemisia, peintre caravagesque », « Portraitiste talentueuse », « Héroïnes et héros » et « Éros et Thanatos », d’autre part.
Au beau portrait d’Artemisia Gentileschi par le peintre français Simon Vouet (vers 1622-1626) qui ouvre l’exposition succèdent deux salles dédiées aux années de jeunesse de l’artiste et à la proximité de sa première manière avec l’œuvre de son père. Orazio Gentileschi (1563-1639), peintre apprécié en son temps, initie sa fille au dessin et à la peinture. Ainsi Suzanne et les vieillards, le tableau daté (1610) et signé d’Artemisia Gentileschi le plus ancien encore conservé, a fait l’objet de nombreux débats parmi les spécialistes, en raison de sa virtuosité. Ils s’accordent désormais à voir dans cette œuvre le fruit d’une collaboration entre père et fille – tout juste âgée de 17 ans. Les analyses ont révélé qu’une esquisse de la composition a vraisemblablement été tracée sur la toile par le premier, charge à la seconde d’exécuter les visages, les mains et le corps de Suzanne. Une Vierge à l’enfant accrochée à proximité sur les cimaises du musée et peinte environ trois ans plus tard montre en revanche quelques maladresses dans le rendu anatomique. Cependant, l’intimité entre la mère et le fils, qu’Artemisia Gentileschi parvient à restituer, traduit une sensibilité singulière qui ne cessera dès lors de s’affirmer.

Artemisia Gentileschi, Yaël et Siséra, 1620, huile sur toile, Szépművészeti Múzeum, Budapest, Hongrie. Courtesy du Szépművészeti Múzeum. Photo Audoin Desforges
L’influence de Caravage
Les deux salles suivantes portent sur l’héritage caravagesque d’Artemisia Gentileschi puis sur sa période florentine (1613-1620). Orazio Gentileschi s’est lié d’amitié avec Caravage au début des années 1600 et a subi son influence. Il est probable qu’Artemisia Gentileschi ait croisé, encore enfant, le peintre lombard dans l’atelier de son père. Mais c’est surtout par la fréquentation des églises romaines, dans lesquelles elle pouvait voir ses toiles, et bien sûr la connaissance de l’œuvre paternelle, qu’elle se familiarise avec le réalisme exacerbé du Caravage, son sens du cadrage sans omettre son célèbre clair-obscur. Dès les années 1610, elle a assimilé ses leçons, en témoigne un impressionnant David avec la tête de Goliath (vers 1638). À Florence, appréciée du grand-duc Cosme II de Médicis, elle poursuit ses recherches picturales. Pour la décoration de la Casa Buonarroti, elle réalise en hommage à Michel-Ange une Allégorie de l’Inclination (vers 1615-1616), grand nu féminin sculpté par un jeu de lumière contrasté.
Les qualités de portraitiste d’Artemisia Gentileschi font l’objet d’une section entière réunissant plusieurs effigies de dames, de gentilhommes et de chevaliers qui, tous, rivalisent d’élégance. Néanmoins, l’œuvre la plus saisissante de cet ensemble est un autoportrait. Tout au long de sa carrière, l’artiste s’est prise comme modèle. Elle prête ainsi ses traits, parfois idéalisés, à nombre de ses figures, de Vénus à Cléopâtre. Ici, elle apparaît en musicienne, dans un tableau peint pour Cosme II entre 1615 et 1618. Vêtue d’une robe de soie bleue brodée de fil d’or, le regard plongé dans celui du spectateur, la lumière modelant avec âpreté les volumes depuis la droite, elle se dépeint en joueuse de luth. Instrument aristocratique s’il en est, le luth est employé traditionnellement pour accompagner des improvisations poétiques de nature amoureuse – elle-même composait des sonnets. Dans la salle suivante, un portrait de la peintre par Leonard Bramer (vers 1620), qui appartient à son milieu artistique lors de son deuxième séjour romain (1620-1626), fait sourire autant qu’il fascine : elle y apparaît grimée en homme, arborant une arrogante et fine moustache.
En guise de conclusion, les commissaires s’attardent sur des motifs importants de l’œuvre d’Artemisia Gentileschi : les personnages mythologiques et bibliques – Clio, Madeleine, saint Jean-Baptiste... – et surtout la mort violente, parfois érotisée. Judith, Cléopâtre et Yaël, qu’elles assassinent ou se suicident, offrent à la peintre l’opportunité de déployer toute l’étendue de son talent. La place qu’elle donne à la puissance féminine est unique dans l’art italien du xviie siècle : « Ses tableaux qui représentent des héroïnes célèbres ne doivent pas être considérés comme le reflet de la conscience protoféministe de cette femme dans son art, notaient encore Rozsika Parker et Griselda Pollock en 1981, mais plutôt comme son intervention dans un genre de sujets féminins établi et apprécié, au moyen d’un style contemporain et prescripteur. »
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« Artemisia, héroïne de l’art », 19 mars-3 août 2025, musée Jacquemart-André, 158 bis, boulevard Haussmann, 75008 Paris, musee-jacquemart-andre.com