C’est une phrase de Georges-Louis Bouchez, au détour d’un long entretien dans Le Soir des 4 et 5 janvier 2025, à la veille de l’avènement du nouveau gouvernement fédéral belge – dit « Arizona » en raison des couleurs des partis le composant –, qui a mis le feu aux poudres : « Si vous voulez un pavé dans la mare, [je vous dirais que] je ne vois pas pourquoi on a un ministre de la Culture. Il n’y en a pas aux États-Unis, et la culture américaine domine le monde, et pas seulement les “blockbusters”; ceux-ci financent le cinéma d’auteur [...]. Je précise au passage que je n’attaque pas notre ministre de la Culture; je dis cela pour montrer qu’on a tous un modèle idéal, mais qu’il y a un contexte dans lequel on entre en essayant de le faire évoluer. » Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette phrase n’émane pas d’un élu siégeant désormais dans l’opposition, à la suite des scrutins législatifs et régionaux de juin 2024, mais a été prononcée par le président du Mouvement réformateur (MR), le parti qui a remporté les élections du côté francophone et dont les mandataires occupent des postes importants aux trois principaux niveaux de pouvoir en Belgique : fédéral, communautaire (soit la Fédération Wallonie-Bruxelles dans le cas qui nous concerne) et régional (à savoir la Région wallonne et la Région bruxelloise, même si celle-ci attend encore un gouvernement de plein exercice).
Ces propos n’ont pas manqué de susciter des réactions aussi courroucées qu’indignées, sans toutefois tomber dans le piège de la réplique primaire, devant ce qui est considéré pour beaucoup en Belgique francophone comme une énième « provocation », à la manière dont Donald Trump opère aux États-Unis. À l’occasion d’une carte blanche, le metteur en scène Fabrice Murgia et la coordinatrice scientifique Rachel Brahy s’emploient à élever la controverse et à replacer cette « sortie » dans un contexte idéologique plus vaste : « Une fois de plus, le débat est créé. La polarisation s’installe. La centralité médiatique est acquise. Ce phénomène, illustré par la théorie de la fenêtre d’Overton, consiste à introduire des idées marginales ou choquantes – situées donc “en dehors” des discours admis ou habituels – pour, peu à peu, les normaliser. Ainsi, à partir d’allégations polémiques, une personnalité politique peut tirer deux bénéfices : [d’une part], exister médiatiquement, faire le “buzz”; [d’autre part], déplacer insidieusement les limites de l’acceptable, tout en préparant progressivement un auditorat et des interlocuteurs [...] devenus disponibles pour discuter et se positionner face à des réformes, plus ou moins extrêmes... »
La grande crainte du secteur culturel, telle que l’exprime ces deux auteurs, est de voir advenir, derrière cette proposition aux intentions limpides, « un monde où tout [serait] réduit à l’efficacité et à l’utilité, un abandon des rêves et des projets collectifs. C’est le pari sur les théories du ruissellement, où l’on s’imagine que les “blockbusters” [...] financeront naturellement les productions d’art et d’essai ».
Une charge contre le parti socialiste
Le débat est autant idéologique que politique, car, en ligne de mire, se trouve le Parti socialiste – lequel a rejoint l’opposition depuis les élections, alors qu’il était auparavant majoritaire en Fédération Wallonie-Bruxelles. Selon Georges-Louis Bouchez, le problème vient d’une mainmise politique et se pose en ces termes : « Comment se fait-il aujourd’hui que la plupart des décideurs culturels soient proches du Parti socialiste ? » Il précise cependant qu’il sait « que la revendication politique passe aussi par l’art et la culture ». Ce n’est pas tant le secteur des arts plastiques qui est mis en cause ici – traditionnellement le parent pauvre, avec le département du livre, des subsides officiels – que les grands opérateurs des arts vivants et du spectacle, comme l’opéra ou le théâtre. Le cinéma occupe une place à part, nous l’expliquerons ci-après.
Originaire et élu de la province du Hainaut, le président du MR est mal placé pour critiquer la politique des mandataires, majoritairement socialistes, de la région, puisque celle-ci est dotée du maillage le plus dense des cinq provinces wallonnes dans le secteur des arts plastiques. Après la crise charbonnière des années 1960 et 1970, de nombreux sites ont été reconvertis en structures culturelles et sont tout ou partie financés par la Fédération. Sans la volonté socialiste de conserver ce patrimoine et de le dédier à la création, il n’y aurait pas de musée d’Art contemporain (MAC’s) ou de Centre d’innovation et de design (CID) au Grand-Hornu, de musée de la Photographie et de BPS22 (musée d’Art de la province du Hainaut) à Charleroi, de Centre de la gravure et de l’image imprimée ou de Centre de la céramique (Keramis) à La Louvière, de musée de la Tapisserie et des Arts textiles (TAMAT) à Tournai, pour ne citer que les principales institutions, et sans compter les musées municipaux des Beaux-Arts de Mons, de Charleroi et de Tournai. Il en va de même à Bruxelles avec le futur Kanal – Centre Pompidou voulu par la majorité socialiste et écologiste alors en place.
Comment financer la culture ?
Selon un narratif éprouvé du président du MR, les provocations énoncées dans la presse sont ensuite reformulées de façon plus nuancée par la communication officielle du parti, de manière à poser les balises d’un débat plus serein mais toujours revendiqué. Ainsi, dans « Quoi de neuf au MR ? », est-il écrit, le 17 mai 2025 : « Nous voulons organiser de grandes tables rondes avec les acteurs du secteur afin d’établir un cadastre du financement culturel en Fédération Wallonie-Bruxelles » – manifestement sans réelle concertation avec la ministre de la Culture Élisabeth Degryse, membre du parti Les Engagés, un partenaire privilégié du MR dans ce même gouvernement. Georges-Louis Bouchez affirme vouloir proposer « une réforme inspirée du modèle français : instaurer une loi sur le mécénat culturel, assortie d’incitants fiscaux pour les entreprises qui soutiennent la création ».
Cette proposition s’inscrit dans la lignée libérale de la Tax Shelter, en application en Belgique depuis une vingtaine d’années et particulièrement bénéfique au cinéma. Cette taxe permet aux sociétés belges (ou étrangères établies en Belgique) d’investir dans des œuvres audiovisuelles, des productions scéniques ou des jeux vidéo, afin d’obtenir, en contrepartie, une déduction fiscale. Il s’agirait donc d’élargir cette possibilité aux autres disciplines sur la base de ce qui existe déjà. L’ambition ne s’arrête pas là, puisqu’il est également question de mettre en place un mécanisme inédit de « cofinancement public, de sorte que, pour chaque euro apporté par un mécène, les pouvoirs publics pourraient en ajouter deux ». Selon Georges-Louis Bouchez, ce serait « un levier intelligent qui valoriserait la capacité du secteur à se mobiliser, tout en renforçant l’investissement culturel global ». Séduisante sur le papier, cette intention risque cependant de se heurter très vite à la réalité, en regard de l’état catastrophique des finances de la Fédération – bien que la ministre de la Culture assurait, le 14 mars 2025, dans Le Soir, « qu’il n’y aurait pas d’économie dans la culture dans le nouveau budget, car [elle-même, son] cabinet et le gouvernement [sont convaincus] de l’importance de la culture en général ».
Au-delà de cette polémique, la culture, jusqu’alors largement sous-estimée par les dirigeants (au niveau municipal excepté), deviendrait-elle enfin l’objet d’un véritable enjeu politique en Belgique francophone, et notamment de la part des libéraux ?