Pourquoi le dessin ?
Tout cela est un peu le fruit du hasard. Après mes études de lettres en Sorbonne – Véronique, mon épouse, et moi avons tous deux consacré notre mémoire à Francis Scott Fitzgerald – et mon passage à Sciences Po, je me suis dit qu’il ne serait pas inintéressant de s’inscrire à l’École du Louvre pour comprendre les objets qui me venaient de mon père. Mon épouse et moi avons suivi le cours de Pierre Rosenberg sur la peinture d’histoire du XVIIIe siècle et le cycle de spécialisation sur le dessin nordique et néerlandais. En entrant pour la première fois dans la salle de consultation des arts graphiques, ouverte cette année-là, cela nous a semblé une évidence. Nous nous sommes dit : c’est ici que nous voulons travailler.
Au fond, vous avez étudié l’histoire de l’art pour vous rapprocher de votre père, que vous avez perdu à l’âge de 6 ans ?
Je n’irais pas jusque-là. En tout cas, cela m’a permis de m’alléger. Pendant des années, je me suis dit qu’il ne fallait rien vendre. Mes études m’ont permis de savoir ce que je désirais conserver – quelques objets, son bureau de Jean-Henri Riesener, ses sculptures de Luca della Robia et deux dessins. J’ai finalement vendu tout le reste. Mes études m’ont aussi donné le goût de la collection. J’avais hérité, avec ma tante, de la villa de mon grand-père, sur la promenade des Anglais, à Nice. Avec le produit de la vente, j’ai commencé à acheter des dessins en 1974. L’année précédente, nous avions acquis, Véronique et moi, un dessin de Max Ernst représentant André Breton – ma femme est la petite-fille du poète Philippe Soupault, l’ami de Breton et de Louis Aragon. Mais lorsque j’ai rencontré les marchands parisiens de dessins, des galeries Paul Prouté et de Bayser, tout a pris une tournure plus sérieuse.
Vingt ans plus tard, vous devenez le premier collectionneur privé à exposer, de son vivant sa collection au musée du Louvre.
En vingt ans, nous avions beaucoup revendu afin de nous focaliser sur l’essentiel. Pour Pierre Rosenberg, c’était monnaie courante aux États-Unis, alors pourquoi pas chez nous ? Il estimait que notre collection était suffisamment étoffée pour être présentée, et je me suis dit que j’aimerais bien la partager avec des gens. Jusqu’ alors, je ne montrais mes dessins qu’à quelques amis, notamment les samedis après-midi, chez Madame Cabanel. Puis nous avons découvert le plaisir de donner, Véronique et moi ayant offert une douzaine de feuilles pour remercier le Louvre.
Quel est votre dessin préféré ?
Celui que je n’ai pas encore ! Toujours !
Dans l’avant-propos du catalogue de la dernière exposition de votre collection, vous écrivez, au sujet de La Maison hantée de Georges Seurat et de L’Enlèvement de Proserpine de Nicolas Poussin: « il me les fallait, et j’étais prêt à subir jusqu’à l’ordalie pour qu’elles viennent à moi ».
Mon épouse et moi avons les mêmes goûts et le même engagement. Les mêmes attentes aussi. Nous savons ce qui nous manque. Nous n’avons pas, par exemple, de feuille de Pierre Puget, mais l’attente est l’un des bonheurs du collectionneur. Un jour, nous trouverons enfin un Paul Gauguin, car nous avons essayé plusieurs fois, mais il existe très peu de vrais dessins de lui. C’était un manipulateur de procédés, entre le dessin et l’estampe. Certains artistes viennent à nous assez facilement. Nous avons ainsi sept dessins de Pierre Paul Prud’hon. En 1995, lors de la première présentation de notre collection, il nous manquait un grand Poussin, que nous avons longtemps attendu. Seuls trente-cinq dessins de Poussin sont conservés par des particuliers, dont les deux miens et les trois de Pierre Rosenberg. J’ai mis beaucoup de temps à trouver L’Enlèvement de Proserpine, et cela m’a apporté un immense plaisir. Je me souviens qu’il pleuvait ce jour-là et que je chantais dans la rue, le dessin bien enveloppé sous le bras. Il nous manquait aussi un portrait de Jean-Dominique Ingres, et nous en avons désormais deux. Idem pour un Eugène Delacroix du Maroc : c’est maintenant chose faite. Parfois, certaines pièces importantes s’imposent comme des évidences, ou plutôt des occasions à ne pas rater. Face à l’aquarelle des grands arbres de Paul Cézanne, face au dernier des Savoyards d’Antoine Watteau, qui était en mains privées, nous avons fait des sacrifices en nous séparant d’autres feuilles. C’est la collection qui nourrit la collection, car je n’ai pas la fortune que je mérite. C’est presque la totalité de mon patrimoine. Je n’ai ni voiture, ni maison secondaire. C’est un engagement financier considérable, qui est très difficile à maintenir.
Avez-vous toujours autant de plaisir à regarder les dessins accrochés à vos murs ?
D’autant plus qu’il n’y en aura plus beaucoup dans quelques jours, puisque cent quatre-vingt-quatre d’entre eux partent à l’exposition du Petit Palais, qui ouvre ses portes le 24 mars. Il n’en restera qu’une petite quarantaine sur les murs, et cela, pour près de quatre mois. Nous avons voulu, Véronique et moi, établir une réelle harmonie dans notre accrochage, et vivre entourés de nos dessins, les œuvres se répondant et dialoguant entre elles : par exemple, un paysage d’Henri Rousseau et un autre de Jean-François Millet, ou les cinq dessins réunis de Delacroix, datés de l’hiver 1862, lorsqu’il se met à dessiner à la Rembrandt. Les montages, les cadres ont aussi leur importance. Il est vrai que, dans le passé, les amateurs de dessins les gardaient dans des cartons, mais c’est parce qu’ils en avaient des milliers !
Lors des dix années pendant lesquelles vous avez enseigné l’histoire du dessin français à l’École du Louvre, certains artistes en ont pris pour leur grade, notamment Auguste Renoir !
Un piètre dessinateur ! Les vrais impressionnistes – Claude Monet, Alfred Sisley, Camille Pissarro – ne dessinent pas bien. Si j’ai une prédilection pour Edgar Degas, je ne porte pas dans mon cœur ses œuvres tardives, des dessins réalisés par un artiste qui avait perdu la vue et qui n’avait plus le même coup de crayon qu’au sommet de sa gloire. La liste ne s’arrête pas là. Je dois dire que je n’ai jamais compris non plus pourquoi Charles Baudelaire avait fait de Constantin Guys Le Peintre de la vie moderne. Que nenni ! Ces figures maigrelettes ne m’émeuvent point. Il en est de même pour toute une lignée d’artistes du XVIIIe siècle, entre Watteau et Jacques-Louis David, dont le faire est un peu mou et qui n’ont pas beaucoup à dire. D’ailleurs, ils se ressemblent tous. Je n’ai pas beaucoup d’affection pour ce goût « Goncourt ».
Comment votre collection nourrit-elle vos recherches, et inversement ?
Cela va de pair. Par exemple, en collectionnant, on en apprend beaucoup sur les amateurs de dessins et leurs marques, et cela est indispensable pour établir l’historique d’une pièce. Toutes ces marques sont recensées aujourd’hui sur le site de la Fondation Custodia, dont s’occupe, entre autres, ma collègue Laurence Lhinares. Ensemble, nous avons consacré des expositions à deux grands collectionneurs du XIXe siècle, Philippe de Chennevières et Horace His de la Salle, qui sont devenus des exemples pour moi. En travaillant avec Pierre Rosenberg sur les corpus de dessins de Poussin, Watteau et Ingres, mon expérience de collectionneur m’a également beaucoup servi, ne serait-ce que pour apprécier la qualité des œuvres.
Puis-je vous poser une question indiscrète : est-ce que votre collection est destinée au Louvre ? Ce n’est pas tout à fait indiscret. Dans le recueil de nouvelles que j’ai publiées l’année dernière, Belle encore, j’ai imaginé un amateur de dessins condamné à l’enfer : chaque jour, il est forcé d’assister à la vente publique de sa collection. Pour moi, ce serait un supplice. Je souhaite que tout reste soudé. Le fait que cela soit destiné à un musée est une évidence pour mon épouse et moi. Si nous léguons notre collection au Louvre, elle sera forcément séparée en deux, puisque les dessins de la seconde moitié du XIXe siècle iront au musée d’Orsay, et cela me chagrine. Je regarde de près la création du musée du Grand Siècle à Saint-Cloud. C’est d’ailleurs moi qui ai suggéré, par hasard, à Patrick Devedjian de discuter de ce projet avec Pierre Rosenberg.
Depuis cinquante ans, vous vous rendez chaque matin au Louvre…
C’est vrai ! Je suis entré à l’École du Louvre en 1970, j’ai été chargé de mission aux Arts graphiques de 1976 à 2016, soit pendant quarante ans, et je suis depuis président de la Société des amis du Louvre. J’ai toujours la même passion pour les lieux et les gens. J’ai conservé le droit de déjeuner à la cantine, où j’échange avec Violaine Bouvet-Lanselle [responsable des éditions] et le personnel de ce service, qui nous a aidé à monter des expositions, ainsi qu’avec les gens des autres départements. C’est là que j’ai fait la rencontre de Pierre Bonnaure, jardinier en chef des jardins des Tuileries, collectionneur, donateur des Amis du Louvre et qui est aujourd’hui responsable des parcs et jardins présidentiels. J’ai toujours plaisir à me promener dans les entrailles du Louvre, que nous appelons la VDI (Voie de desserte intérieure) et où l’on circule en golfette. J’ai une fascination pour l’immensité de cette ville-Louvre. Ce n’est pas le Victoria and Albert Museum [Londres], où l’on se perd facilement, mais c’est possible tout de même. Il est dommage qu’Henri Loyrette n’ait pas réussi à déplacer le musée des Arts décoratifs dans les locaux de la Monnaie de Paris – cela aurait été une très bonne idée. De même, si j’étais président de la République, cela ferait longtemps que j’aurais décidé de permettre au musée d’Orsay de se développer vers la Caisse des dépôts. On a bien déménagé le palais de justice, alors pourquoi pas la Caisse des dépôts ?
Justement, pourquoi être à la tête aujourd’hui des Amis du Louvre et non des Amis d’Orsay, dont vous êtes l’un des trois fondateurs ?
Je le souhaitais depuis toujours puisque j’ai été l’un des membres les plus jeunes du conseil des Amis du Louvre et que, depuis mon entrée au conseil en 1978, j’ai occupé successivement tous les postes du bureau. Donc, lorsque Marc Fumaroli m’a proposé de lui succéder, c’était un peu naturel d’accepter, même s’il s’agit d’un vote à bulletin secret. Sur les vingt-neuf votants, il y a eu un seul vote contre, mais je n’ai jamais su qui c’était puisque tous sont venus me féliciter. La grande différence entre le musée du Louvre et le musée d’Orsay, c’est que, lorsqu’en 1980, nous avons rencontré, Emmanuel de Margerie, Édouard de Ribes et moi-même, le directeur des musées de France de l’époque pour évoquer notre projet pour Orsay, nous lui avions précisé que cette association n’aurait une vraie puissance qu’à la condition de ne pas avoir, face à elle, une carte blanche gérée par les musées. Malheureusement, cela ne s’est pas fait. La Société des amis d’Orsay a peu d’avantages à proposer et elle a donc une envergure bien modeste.
« Mon ambition, ce sont des œuvres magnifiques que la Société des amis du louvre peut acheter toute seule. parmi ses axes d’achats, je citerais les peintures primitives françaises, l’argenterie royale… »
Or, en achetant une carte au musée, il est difficile d’avoir le sentiment de participer à une entreprise de mécénat. En revanche, les Amis du Louvre, qui ont fêté leurs 120 ans en 2017, gèrent eux-mêmes les cartes de fidélité et, depuis quelques années, les cartes jeunes. Chacun, selon sa bourse, a ainsi l’impression de s’engager. Ce n’est pas un hasard si cinq cents personnes se déplacent pour assister à notre assemblée générale annuelle, où les conservateurs présentent tour à tour les acquisitions de l’année. Avant de soumettre ma candidature, j’avais bien réfléchi en amont et j’avais la conviction qu’il fallait à la fois poursuivre et préserver. Poursuivre notre politique d’acquisition, en tentant de la magnifier – un pari que nous avons réussi l’année dernière, puisque nous n’avons jamais eu un tel budget, soit 8 500 000 euros. Poursuivre également l’ouverture vers tous les publics, en proposant sans cesse des initiatives envers les plus jeunes et des facilités d’accès. C’est loin d’être un hasard si nous sommes passés de 60 000 à 65 000 membres. Préserver enfin, c’est conserver jalousement notre indépendance et nos idées personnelles par rapport au musée.
Dans la lettre que vous adressez chaque trimestre aux Amis du Louvre, vous adoptez un ton très personnel, un parti pris que vous affichez clairement lors de toutes les manifestations.
J’essaye d’être chaleureux. Lorsque les gens m’écrivent personnellement, je leur réponds par des lettres manuscrites. Je m’efforce d’entretenir les meilleures relations avec les groupes de visite, j’introduis parfois moi-même le conférencier. Je ne peux pas parler avec 65 000 personnes, mais je communique avec eux et leur montre que je suis à l’écoute de leurs préoccupations. Sébastien Fumaroli, notre directeur, fait beaucoup lui aussi. La force des Amis du Louvre, c’est son stewardship, comme on dit dans les musées américains, c’est-à-dire la capacité à offrir un accueil de proximité, je dirais même un accueil familial dans le musée-monde qu’est le Louvre.
Est-ce que les Amis du Louvre pourraient un jour avoir des avantages comparables à ceux des musées américains ?
J’ai récemment proposé à Jean-Luc Martinez [président-directeur du musée du Louvre] deux idées que je porte depuis longtemps : une entrée spécifique pour les Amis du Louvre, qui pourraient d’ailleurs accéder directement à la salle Ladreit de Lacharrière, à partir du quai de Seine, mais également un lieu où nos bienfaiteurs pourraient se reposer et même se restaurer, quelques jours par semaine. De façon bien plus modeste qu’au Metropolitan Museum of Art de New York ou à l’Art Institute de Chicago, cela permettrait aux donateurs les plus généreux de recevoir des amis et de les inciter à s’engager, mais aussi de venir plus régulièrement au musée.
Le Porte-étendard de Rembrandt a été classé trésor national au printemps dernier. Les Amis du Louvre vont-ils participer à la levée de fonds ?
Pas du tout. Si nous donnions 2 millions d’euros sur les 164 que requiert l’acquisition, cela semblerait totalement anodin. Le conseil des Amis du Louvre favorise plutôt des achats qui permettent à nos membres d’identifier clairement notre politique d’acquisition, en s’acquittant de l’intégralité de la somme ou en prenant une part majoritaire qui peut faire office de levier. Mon ambition, ce sont des œuvres magnifiques que nous pouvons acheter tout seuls : La Synagogue en ivoire, issue de La Descente de croix médiévale, ou le Dais de Charles VII. Parmi nos axes d’achats, je citerais les peintures primitives françaises, l’argenterie royale ou les diamants de la Couronne, dispersés depuis longtemps.
Quelles sont les œuvres que vous rêvez de pouvoir un jour acquérir ?
Le grand manque des collections, c’est bien sûr Diego Vélasquez, mais nous n’en aurions guère les moyens. Ce n’est pas mon ambition. Je préfère de loin des œuvres qui répondent à notre esprit, comme la Tête de cheval attique, que nous avons offerte en 2004, ou le premier achat lorsque je suis devenu président de la Société, le Portrait de Pompée en 2017. Certaines de ces œuvres s’intègrent si bien dans les collections qu’elles donnent l’impression d’y avoir toujours été. C’est une remarque qui revenait souvent lorsque nous avons acquis, pour notre centenaire, le Portrait de Juliette de Villeneuve par Jacques-Louis David, le seul tableau du musée qu’il ait peint à Bruxelles. C’est le cas d’ailleurs de L’Âme brisant les liens qui l’attachent à la terre de Prud’hon, le « dernier » et plus grand tableau de l’artiste, que nous venons d’offrir. Lorsqu’un projet fait sens, il est particulièrement aisé de solliciter nos plus grands donateurs, comme Michel David-Weill et Éric de Rothschild. Ce dernier a ainsi proposé 500 000 euros pour que nous puissions réunir la somme nécessaire à l’achat d’un bronze de Michel Anguier en 2017. Je trouve cela scandaleux que l’État soit aussi peu habile avec ses mécènes privés, qui ne sont pas nombreux. L’éviction, le dernier jour de la présidence de François Hollande, de Michel David-Weill de la présidence du Conseil artistique des musées nationaux m’a profondément choqué.
Une dernière question : votre panthéon de l’art français, est-ce toujours Poussin-Watteau-David-Ingres ?
Vous oubliez Théodore Chassériau et Eugène Delacroix !
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