Président-directeur honoraire du musée du Louvre, membre de l’Académie française, ce spécialiste des XVIIe et XVIIIe siècles a amassé, au fil des ans, peintures, dessins ou verreries vénitiennes. Retour sur le parcours d’un érudit.
En2008, lors de la cérémonie de remise de la médaille de Justes parmi les nations à Bordeaux aux enfants de Jeanne et Georges Cadapeaud, qui vous ont sauvé, vous avez évoqué l’un de vos premiers souvenirs : enfant, votre ours en peluche sous le bras, vous aviez traversé le village d’Auriac-sur-Dropt sur la moto des gendarmes qui vous avaient arrêté sous le regard outré des habitants, venus ensuite vous libérer à la prison de Duras.
Ce qui est curieux avec les souvenirs, c’est ce que l’on ne sait pas ce qui est en propre et ce que l’on vous a raconté. Dans cet ordre d’idées, en 1940, ma mère m’avait envoyé à Arcachon, dans une colonie de vacances en zone occupée, tandis qu’elle était en zone libre, dans le Lot-et-Garonne, ayant quitté Paris lors de l’exode. Le pharmacien de Duras est venu me chercher afin que je la rejoigne, et il était indispensable, en passant le point de contrôle, que je dise qu’il était mon papa. J’avais 4 ans, c’est l’un de mes plus anciens souvenirs. Peu avant, ma mère, qui était d’origine allemande, mais qui parlait un français parfait, était arrivée à Auriac-sur-Dropt. Elle avait rencontré le maire du village, M. Serres, qui lui a prononcé ces mots que j’aime citer : « Les Allemands sont en guerre avec nous, vous êtes pourchassée par les Allemands, je vous protégerai. » Pour lui, c’était aussi simple que cela.
Où se trouvait alors votre père ?
Dans la Légion étrangère, mais il a très vite été démobilisé, et nous sommes restés à Auriac-sur-Dropt jusqu’à fin 1942, peu après l’épisode de mon arrestation et alors que mes parents, prévenus par le préfet du Lot-et-Garonne, s’étaient cachés dans les bois. Nous sommes ensuite passés à Cazaugitat, en Gironde, chez les Cadapeaud. Le 15 août, chaque année, nous nous rendons, mon épouse et moi, dans la famille Cadapeaud, avec laquelle j’ai conservé des liens très forts.
Est-ce votre mère qui vous a transmis le goût des arts ?
Fille d’un célèbre gynécologue, Max Nassauer, ma mère était munichoise. Elle a grandi à quelques maisons de Thomas Mann et a fait une thèse (qu’elle n’a pu soutenir) sur Henry James et les femmes. Elle parlait allemand, anglais et français, ainsi qu’un peu de russe et d’italien. Originaire d’Allemagne du Nord, mon père, qui a été radié du barreau de Cologne quelques jours après l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler, avait une prédilection pour la musique. Ma mère était plus visuelle : son père collectionnait d’ailleurs les Nordiques et la gravure. Il est mort à Munich en 1932, et j’ignore ce qu’il est advenu de sa collection, si ce n’est que se trouvent dans l’escalier de ma maison d’affreuses copies de [Giovanni Battista] Piazzetta qui viennent de chez lui, sans que je puisse expliquer comment elles sont arrivées là.
La seule chose dont je me souvienne quant à mes débuts, c’est de la splendeur de mon bureau à l’angle de la cour carrée, avec ses décors Louis XIII.
Votre mère connaissait-elle Thomas Mann ?
Bien sûr, ils étaient assez proches. Je crois même que, quand il est revenu en Europe après la guerre, lui et mes parents se voyaient dans une librairie. Disons que je viens d’un milieu intellectuel.
Évoquer le déroulement de la Seconde Guerre mondiale semble une évidence, mais comment vos parents et vous-même avez vécu l’immédiat après-guerre ?
Durant l’exode, mes parents ont découvert un monde fait de veillées au coin du feu où l’on se contait de grandes et de petites histoires. Ils se sont très bien entendus avec les deux familles qui les ont protégés. Le père de M. Serres, qui est mort à 100 ans, racontait par exemple sa seule visite à Paris, au moment de la Commune. Il connaissait par cœur toutes les préfectures et sous-préfectures de France. C’était une France radicale, assez anticléricale, mais avec une vraie culture de la IIIe République. Mes parents l’ont appréciée au point qu’en 1945-1946, ils ont hésité à revenir à Paris. Ils sont alors retournés à Auriac-sur-Dropt, dans une toute petite maison qui existe encore, et mon père a officié quelque temps comme secrétaire de mairie. En rentrant à Paris, il a retrouvé sa robe d’avocat, s’occupant spécialement des questions d’indemnisation et de restitution. Mes parents ont toujours conservé des liens très forts avec le Sud-Ouest. Dès que mon éducation n’a plus nécessité sa présence à Paris, ma mère s’est d’ailleurs installée en Dordogne, dans un château, classé monument historique de manière peut-être un peu excessive, mais qui a une très belle charpente. Mon père la rejoignait du vendredi au dimanche.
L’histoire de l’art a-t-elle été une évidence pour vous?
Dès que mes parents ont pu le faire, ils m’ont emmené visiter les musées. Je raconte souvent que j’ai effectué mon premier achat à 11-12 ans : une gravure de Jean Lurçat. Après ma scolarité au lycée Charlemagne, j’ai fait quatre années de droit et, en parallèle, l’École du Louvre. Nous préparions pendant un an un concours qui nous donnait droit au titre d’élève agréé de l’École du Louvre et à celui d’élève des grandes écoles, sans rémunération ni garantie de poste pour autant. À la fin de mon cursus, j’ai choisi comme sujet de thèse les tableaux français et italiens du musée des Beaux-Arts de Rouen, dont j’ai publié le catalogue en 1966. En 1960, les organisateurs de la grande exposition sur Nicolas Poussin au Louvre avaient promis une exposition au musée de Rouen, mais ils n’ont pas tenu leur promesse. Ayant insisté, le conservateur du musée de Rouen a obtenu du Louvre le prêt de tableaux importants de Poussin. Il m’avait sous la main, c’est ainsi que « Nicolas Poussin et son temps » est né, ma première exposition.
À partir de là, tout s’est enchaîné. Juste après, fin 1961, je suis parti à Yale comme boursier Focillon et, pendant mon séjour aux États-Unis, André Malraux m’a nommé au département des Peintures du Louvre, musée où je suis resté près de quarante ans ! La seule chose dont je me souvienne quant à mes débuts, c’est de la splendeur de mon bureau à l’angle de la Cour carrée, avec ses décors Louis XIII. Il était d’usage de choisir des tableaux dans les réserves pour décorer nos bureaux. J’ai choisi Le Ravissement de saint Paul de Poussin. Ensuite, plus je suis monté en grade, plus mes bureaux ont perdu de leur splendeur !
À partir des années 1970, vous œuvrez beaucoup pour la valorisation de la peinture des XVIIe et XVIIe siècles, par le biais de rétrospectives organisées en partenariat avec de grandes institutions étrangères. Quel est votre meilleur souvenir ?
S’il y a un domaine dans lequel je pense avoir joué un petit rôle, c’est celui des expositions. J’en ai fait beaucoup, en ayant des fonctions très différentes. Pour certaines, je me suis occupé absolument de tout, du contenu scientifique au choix des œuvres et à l’accrochage. Pour d’autres, comme « François Boucher » [1986] ou « Les Amours des dieux » [1991], j’étais une « potiche », mais une « potiche » active et utile qui accompagnait le travail des commissaires invités, car je connaissais bien la structure du Grand Palais et les moyens de joindre les prêteurs importants. L’exposition qui m’a demandé le plus de travail tout en m’amusant considérablement, c’est incontestablement « De David à Delacroix » [1974], avec le Detroit Institute of Arts et le Metropolitan Museum of Art [New York]. L’exposition que j’ai préférée, c’est « Chardin » en 1979, dont le catalogue reste, me semble-t-il, indispensable, suivie peut-être par la rétrospective « Subleyras » en 1987.
Pierre Subleyras justement est l’un des nombreux « petits artistes » que vous affectionnez…
Vous pourriez également citer Julien de Parme, Louis Cretey ou Gabriel de Saint-Aubin (qui, à mes yeux, n’est pas un petit maître) et d’autres encore. Ce qui m’intéresse avec ces « petits artistes », c’est que, jusqu’à ce qu’une exposition leur soit consacrée, personne n’a eu une vision d’ensemble de leur œuvre, pas même le peintre, qui n’a pu réunir un ensemble complet de sa production. Seuls nous, conservateurs, pouvons y parvenir. Il y a de bonnes et de moins bonnes surprises. J’ai monté, par exemple, avec Marie-Catherine Sahut – c’est vraiment elle qui a tout fait – l’exposition « Carle Vanloo. Premier peintre du roi » aux musées de Nice, de Clermont-Ferrand et de Nancy. Très célèbre en son temps, Vanloo était particulièrement sympathique, mais il nous a un peu laissés sur notre faim. Le jugement de la postérité était peut-être justifié finalement.
L’historien d’art Louis-Antoine Prat et vous-même vous êtes lancés dans la publication des corpus dessinés des plus grands peintres français, un chaînon manquant dans les arts graphiques.
Je m’intéresse au dessin et à la peinture. Je regrette que les spécialistes de dessin ne travaillent que sur les dessins et, inversement, que les spécialistes de peinture ne travaillent que sur la peinture. J’ai vécu avec un peu de tristesse la séparation des départements des Peintures et des Arts graphiques du Louvre, même si celle-ci est heureuse pour des raisons pratiques. Louis-Antoine Prat et moi-même voulions rédiger cinq catalogues raisonnés : Nicolas Poussin, Antoine Watteau, Jean-Honoré Fragonard, Jacques-Louis David et Jean Auguste Dominique Ingres. Mais nous n’avons publié que ceux consacrés à Poussin, Watteau et David, d’énormes morceaux je dois dire ! Nous avons renoncé à Fragonard et à Ingres, car ils nous posaient l’un et l’autre des problèmes insolubles. Pour Fragonard, la chronologie est difficile à établir, et je trouve l’homme antipathique et fuyant – mais j’ai sans doute tort. Pour Ingres, fixer la chronologie de ses dessins implique de s’appuyer sur sa correspondance, qui contient des indications capitales pour les datations. Or, cette correspondance est pléthorique et en grande partie inédite.
Un de mes échecs, c’est de n’avoir pas réussi à rendre l’enseignement de l’histoire de l’art obligatoire dans les collèges et les lycées.
Si vous avez beaucoup fait pour les grandes expositions lorsque vous étiez à la tête du département des Peintures du Louvre, comment définiriez-vous votre programme en tant que président-directeur du musée à partir de 1995 ?
Lorsque j’ai été nommé, le Grand Louvre existait grâce à Michel Laclotte, mais la plupart des départements n’avaient pas encore achevé l’installation de leur collection au sein du musée. Nombre d’inaugurations ont eu lieu de mon temps. J’ai voulu développer la dimension scientifique du Louvre en encourageant les publications, en particulier les catalogues des collections. Un exemple emblématique est le chantier d’étude de la collection Borghèse. Certaines petites opérations m’ont tenu à cœur, notamment Il est surprenant d’avoir dû attendre si longtemps pour que le mécénat fasse son entrée dans nos musées, en particulier au Louvre.
J’ai beaucoup aimé cette période et, aujourd’hui, quand je vais au Louvre, je suis content que les gardiens continuent à me saluer. J’ai d’ailleurs eu de la chance de ne pas connaître de grèves pendant ces quelques années. Ce qui m’a donné le plus de plaisir dans ma carrière de conservateur et de directeur du Louvre, ce sont les rencontres avec les collectionneurs. Ma fierté, c’est d’avoir fait entrer au Louvre et dans quelques grands musées français (Rouen, Bayonne, École nationale supérieure des beaux-arts) les collections de Fiammetta et Fabrizio Lemme, Jacques Petithory, Suzanne et Henri Baderou, Othon Kaufmann et François Schlageter, Mathias Polakovits… J’ai aimé ce monde de collectionneurs si nécessaire à la vie des musées.
Quel est le projet que vous regrettez de n’avoir pu mener à bien ?
Ne pas avoir pu aménager des salles de peinture française du XVIIIe siècle la création d’un service du mécénat au premier étage de la Cour carrée, dans l’aile qui donne sur la passerelle des Arts. Lorsque je songe à ces espaces, autrefois occupés par les conservations et la bibliothèque, et désormais délaissés, cela me fend le cœur. J’ai souhaité aussi que l’art contemporain ait sa place au Louvre. Nous étions proches d’un accord avec François Pinault, avant qu’il ne décide de s’installer à Boulogne-Billancourt : j’aurais voulu que des œuvres de sa collection soient exposées, par roulement, dans les salles du Louvre. Cela ne s’est pas fait, mais l’art du XXe siècle a finalement été introduit sous une autre forme grâce à mon successeur, Henri Loyrette. La culture de nos compatriotes, à l’inverse de celle de nos amis italiens, est plus littéraire et historique que visuelle. Un de mes échecs, et pourtant ce n’est pas faute d’efforts, c’est de n’avoir pas réussi à rendre l’enseignement de l’histoire de l’art obligatoire dans les collèges et les lycées. Les musées sont aujourd’hui menacés et ils ne survivront qu’au prix d’une telle formation.
Vous vous êtes opposé à Jacques Chirac au sujet de l’entrée des Arts premiers au Louvre.
J’ai voulu le convaincre qu’il n’était pas judicieux de créer cette antenne au Louvre. J’ai la conviction qu’elle n’y a pas sa place. Le Louvre n’est pas un musée universel, il couvre simplement quelques civilisations, quelques disciplines. C’est Paris qui couvre toutes les civilisations, grâce au musée d’Art moderne, au musée d’Orsay, au musée national de la Marine, au musée national des Arts asiatiques – Guimet… Paris est un musée universel, pas le Louvre. Le département des Arts d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques, installé dans le Pavillon des Sessions, n’est pas un musée. C’est un échantillonnage de très beaux objets qui seraient mieux au musée du quai Branly – Jacques Chirac, qui aurait besoin de ces chefs-d’œuvre alors qu’ils n’apprennent rien au public du Louvre.
Venons-en, si vous me le permettez, à votre collection. Vous souvenez-vous de vos premiers achats ?
Absolument pas, sinon que je suis allé très tôt aux Puces et à Drouot avec Antoine Schnapper. J’avais des moyens financiers très limités, peu de temps, et nous ne pouvions pas deviner que le marché de l’art allait à ce point exploser. Je ne suis pas un vrai collectionneur. Comme le disait Gaston Palewski, un proche de Charles de Gaulle, à propos de sa collection, je suis plutôt un brocanteur, un boulimique. Un collectionneur au contraire prépare et se concentre sur les achats qu’il envisage. Regardez Louis-Antoine Prat, dont la collection est la raison de vivre. J’amasse et je ne regarde pas ma collection. Mon activité de chercheur, de conservateur, d’érudit et ma collection, ce sont deux mondes, deux attitudes diamétralement opposées. Je collectionne un peu dans le domaine sur lequel j’écris, mais aussi des œuvres des XIXe et XXe siècles, tous pays confondus. Mes intérêts de collectionneur et de savant ne se recoupent en rien.
Avez-vous réellement oublié là où vous avez acheté des œuvres aussi marquantes que celles de Simon Vouet, de Lubin Baugin ou de Laurent de La Hyre ?
Je plains les conservateurs qui se préparent à rédiger les catalogues de ma collection pour l’ouverture du musée du Grand Siècle ! Pour le Vouet néanmoins, c’est simple. Je m’occupais avec Jacques Foucart des œuvres soumises à l’obligation d’autorisation d’exportation. Chaque semaine, nous nous rendions dans l’entrepôt des douanes près de la place de la République. En sortant, nous allions faire un tour à la Foire à la ferraille, qui n’existe plus aujourd’hui, entre Bastille et République, où j’ai trouvé le tableau. Quant au plus beau La Hyre de ma collection, le fragment d’une allégorie peinte en 1648 pour les échevins de Paris, je l’ai acquis à New York chez le marchand Jacques Seligmann, avec l’argent de ma bourse Focillon. Au fond, c’est peut-être un peu le début de ma collection. J’avais 25 ans.
Quelle œuvre préférez-vous au monde ?
L’Hiver de Nicolas Poussin.