S’il n’y avait que la barbe sauvage, le regard ténébreux, les traits altiers ou la fièvre à fleur de peau pour les rapprocher, ce serait encore trop peu. C’est surtout la croyance en la peinture, révélée par leurs approches respectives, autant décalées dans le temps et dans le style que communes par la foi que l’un et l’autre lui confèrent, qui accordent secrètement Vincent Van Gogh et Julian Schnabel. À contempler le magistral Portrait de l’artiste (1889) de Vincent Van Gogh, prélevé par Julian Schnabel parmi les collections du musée d’Orsay qui l’a invité cet automne à confronter ses propres toiles à celles des peintres du XIXe siècle, il est tentant de percevoir les signes d’une affinité physique, en creux autant qu’en surface. C’est moins parce qu’il pourrait projeter en lui sa propre image que Julian Schnabel adore cet autoportrait de Van Gogh que parce qu’il y dé-cèle la raison d’être de la peinture. « C’est un portrait de lui, mais c’est aussi l’essence de la peinture », re-connaît Schnabel, de sa voix suave et empressée, en se penchant sur l’œuvre clé de sa sélection personnelle parmi toutes les œuvres d’Orsay, dans lesquelles on retrouve aussi des peintures de Courbet, Cézanne, Manet, Daumier, Fantin-Latour, Ribot ou Carolus-Duran…
Ce qui stimule le regard du visiteur errant dans les deux salles du musée consacrées à la conversation du peintre américain, âgé de 67 ans, avec les maîtres de la peinture moderne, c’est un lien secret qui vibre d’une peinture à une autre, d’une quête à une autre : un fil qui relie et unifie des pans éclatés de l’histoire de la peinture. Sans que ce lien ne soit évidemment indexé à une quelconque affinité esthétique –rien de la peinture de Julian Schnabel ne se rattache directement à celle de Van Gogh –, on devine dans cette attraction fatale pour l’une des toiles les plus célèbres du maître hollandais le signe d’un attachement radical, presque absolu, dans le mystère de la peinture : un mystère qui ne se réduit pas à la capacité du dessin à révéler le réel (le corps d’un homme épuisé, à bout de ses forces mentales, au crépuscule de la vie), mais un mystère qui excède l’horizon de la ressemblance pour sonder l’opacité de l’âme humaine. Ici, Van Gogh s’observe dans le miroir, sans complaisance, cadré en buste, les traits émaciés, le regard pris dans le vertige des tourments.
Essence de la peinture
À l’époque, il écrit à sa sœur : « Je recherche une ressemblance plus profonde que celle qu’obtient le photographe. » Au vert absinthe et turquoise dominant de la toile se mêle l’orange feu de la barbe et des cheveux. « Si l’on regarde la façon dont les lèvres sont dessinées, on découvre une clarté qui en dit long sur la compréhension de ce qu’est la peinture », précise Schnabel, fasciné par le jeu des couleurs révélant le feu des malheurs. « Les lèvres sont simplement formées d’une seule ligne: une ligne alizarine et une ligne bleue de Prusse sur un fond vert qui se trouve être la peau du visage. Van Gogh fait tout. Il dessine sa peinture, il peint sa peinture; sa peinture nous regarde. Avez-vous honte? Est-ce que vous pouvez vous regarder dans la glace ? Elle nous fait regretter tout ce que l’artiste a subi de la part de ses frères humains.» Et Julian Schnabel d’ajouter : « Cette qualité de la ligne, on peut la faire remonter à Albrecht Dürer et à Hans Holbein. On regarde la peinture : des lignes, des gestes, un scintillement, un balancement dans une stase en devenir, en voie de reconfiguration. »
L’essence de la peinture : cette quête, dont Van Gogh serait la figure d’accomplissement et le messager sacrifié, obsède Julian Schnabel depuis quarante ans. Comme si la peinture n’avait de sens qu’à condition d’en dévoiler l’énigme, jusqu’à se perdre dans les manières de satisfaire ce désir impossible. Par la figuration, par l’abstraction, par le recours à tous les genres possibles (portraits, paysages, natures mortes, scènes religieuses…), à tous les supports (velours, aluminium, toile...), y compris des débris de vaisselle que l’artiste repeint et colle sur des panneaux de bois (The Sea, 1981).
Nouvel esprit
Depuis qu’il s’est affiché sur la scène artistique américaine, puis mondiale, dès la fin des années 1970, Schnabel s’est tenu à sa ligne, fidèle à l’objet de ses explorations : faire souffler dans la peinture un « nouvel esprit », comme l’affirmait en 1981 l’exposition collective à la Royal Academy of Arts de Londres, « A New Spirit in Painting ». Au moment où la vague puissante de l’art conceptuel et de l’art minimal semblait jeter la peinture aux oubliettes de l’histoire des formes esthétiques, Schnabel n’eut de cesse que de la sauver, pour se sauver lui-même. « C’était dans ma nature de peindre », avoue-t-il, comme si cette nécessité, rattachée à l’enfance, le tenait dans une pratique artistique obsessionnelle, de plus en plus nourrie par l’attention aux Anciens, de Titien à Giorgione, du Caravage à Picasso, jusqu’à la découverte, décisive, de la peinture française du XIXe siècle, dont le musée d’Orsay, inauguré en 1986, reste le temple absolu. Héraut de ce qu’on appelait au début des années 1980 la « bad painting » et le courant néo-expressionniste (un mouvement un peu confus et assez hétéroclite), Julian Schnabel a conjuré la mort annoncée de la peinture en vivant avec elle, à travers elle, contre vents et marées. Comme si la foi en elle le protégeait de ses propres tourments. Comme s’il savait depuis ses débuts à contre-courant que la peinture reprendrait vite des couleurs dans le paysage de l’art. Co-commissaire avec Louise Kugelberg de l’exposition au musée d’Orsay, Donatien Grau remarque que « très peu de peintres reconnaissent aujourd’hui aussi ouvertement et avec autant de force que Julian Schnabel à quel point une peinture est un champ de bataille ». Et d’ajouter : « Il incarne le peintre, qui agit à partir de l’histoire de la peinture et à l’intérieur de cette histoire, qui est présent en ce moment de ses sentiments, en ce moment de la culture et de l’histoire humaine. » Justifiant son admiration pour cette toile de Van Gogh, Julian Schnabel insiste sur la dimension quasi mystique de l’œuvre : « C’est mieux que la vraie vie. C’est le meilleur de la vie. Ce n’est pas la vraie vie, mais c’est aussi réel que d’essayer de saisir l’évanescence de la vie. »
Intensité
Cette façon de célébrer la puissance vitale de l’art, de signifier combien la peinture consacre la vie jusqu’à fixer son intensité potentielle, fait penser à ce que l’un de ses cinéastes préférés, François Truffaut, disait lui-même de son art, traversé par une question permanente : le cinéma est-il plus important que la vie ? Ce que l’un des personnages de La Nuit américaine, réalisé en 1973 (l’année où le jeune Schnabel débutait sa carrière en suivant un programme d’études au Whitney Museum de New York, la ville de ses gloires à venir), laissait croire en disant : « Les films sont plus harmonieux que la vie, il n’y a pas d’embouteillages dans les films, il n’y a pas de temps mort. Les films avancent comme des trains, comme des trains dans la nuit. »
En situant son œuvre picturale dans une conversation avec la peinture moderne à Orsay, en saluant son cœur vibrant avec la toile de Van Gogh, Julian Schnabel prolonge à sa manière ce voyage dans la nuit. Son train à lui n’a comme locomotive que la fragilité d’un pinceau, mais au bout, se joue la même promesse : l’aube d’un sursaut, l’éveil d’une conscience.
« Orsay vu par Julian Schnabel », du 10 octobre 2018 au 13 janvier 2019, Musée d’Orsay, 1 rue de la Légion d’Honneur, 75007 Paris.
Un projet conçu par Julian Schnabel, en collaboration avec Louise Kugelberg et Donatien Grau.